Parcours de l'Ɠuvre de Matthias Pintscher

par Pierre RigaudiĂšre

Sans pousser jusqu’à l’absurde l’exercice qui consiste, Ă  la lumiĂšre du parcours d’un crĂ©ateur, Ă  traquer dans son enfance et ses annĂ©es de formation des Ă©lĂ©ments susceptibles de briller rĂ©troactivement d’une aura programmatique, il est tentant de recueillir dans la biographie et les tĂ©moignages de Matthias Pintscher quelques caractĂ©ristiques sinon dĂ©terministes, au moins dĂ©terminantes pour le futur musicien. Parmi celles-ci, on relĂšve par exemple le fait que le jeune enfant ait Ă©tĂ© mis au piano Ă  l’ñge de cinq ans, sans enthousiasme apparent. Bien que le jugement ne soit pas dĂ©finitif, il dit aujourd’hui ne pas maĂźtriser l’instrument en tant que compositeur. C’est en revanche de sa propre initiative qu’il entreprendra l’apprentissage du violon, dans le double but d’éprouver physiquement la production du son – son Ă©criture des cordes ne saurait mieux rĂ©vĂ©ler un ancrage dans la physiologie sonore – et de partager la musique en jouant avec d’autres. Puis viendront les cours de direction d’orchestre, qui permettront au jeune Ă©tudiant ĂągĂ© de quinze ans d’avoir dĂ©jĂ  la possibilitĂ© de diriger le petit orchestre de Marl, sa ville natale. LĂ , dira-t-il plus tard, « le contact physique avec cet organisme collectif m’a fascinĂ©. »1 Son activitĂ© de chef d’orchestre, Ă  la tĂȘte de l’Ensemble Intercontemporain et de bien d’autres formations, semble aujourd’hui toujours portĂ©e par un engagement physique pour la production du son.

NĂ© dans une famille juive, ses parents ont insistĂ© pour qu’il apprenne l’hĂ©breu Ă  l’ñge de six ans, apprentissage peu fĂ©cond avant que, lĂ  encore de son propre chef, il ne noue plus tard un rapport privilĂ©giĂ© avec une langue et avec une forme de spiritualitĂ© qui irrigue aujourd’hui plus profondĂ©ment une part importante de sa musique.

Kennst du das Land


S’il a Ă©tudiĂ© la composition avec de nombreuses personnalitĂ©s, Matthias Pintscher affirme volontiers, comme d’autres avant lui, que « [son] plus grand professeur reste Debussy. »2 ÂgĂ© de quinze ans, il ingurgitait nombre de partitions de Ravel, Debussy, des Viennois et de Stravinsky. Ses bases techniques proviennent davantage de l’étude de ces Ɠuvres majeures du 20e siĂšcle que d’un enseignement formel qui aurait Ă©tĂ© dispensĂ© par Manfred Trojahn ou Giselher Klebe, Henze, Lachenmann, Rihm, Sciarrino ou Boulez. L’apport de ces compositeurs, avec lesquels Pintscher s’est efforcĂ© de dĂ©velopper des relations amicales, consiste notamment en la lecture de partitions, en des Ă©changes d’idĂ©es sur la poĂ©sie, le cinĂ©ma, la peinture et la musique, et suggĂšre une forme de maĂŻeutique plutĂŽt qu’une transmission acadĂ©mique.

C’est cependant bien Hans Werner Henze qui prendra le jeune homme de dix-neuf ans sous son aile dans le contexte de ses cours d’étĂ© Ă  Montepulciano et lui passera sa premiĂšre commande. La transmission est manifestement aussi celle d’un tropisme latin, d’une italianitĂ  dans laquelle on pourrait ĂȘtre tentĂ© de voir un lointain hĂ©ritage du Romantisme allemand. Pourtant, le goĂ»t pour la culture française est au moins aussi important que cette italianitĂ© qui traduit en premier lieu la distance que prend le compositeur avec une germanitĂ© qui se traduit notamment pour lui, Ă  l’orĂ©e de ses vingt ans, par un sĂ©rieux excessif et pesant, auquel il oppose volontiers l’élĂ©gance, la sophistication et aussi l’humour latins. Datent de cette pĂ©riode notamment une premiĂšre sĂ©rie de quatuors, intitulĂ©s Quartetto d’archi, dont deux sont restĂ©s inĂ©dits. Le 4° quartetto d’archi « ritratto di Gesualdo**» (1992) affirme clairement ce tropisme italien puisqu’il consiste en une recomposition du madrigal « Sospirava il mio core » du troisiĂšme livre – c’est prĂ©cisĂ©ment Henze qui avait suggĂ©rĂ© au jeune compositeur d’étudier Gesualdo –, ou plutĂŽt une « super-augmentation » de ce madrigal observĂ© « à travers une loupe »3, dont la progression harmonique a Ă©tĂ© entiĂšrement respectĂ©e, bien que fortement masquĂ©e, notamment par une intonation microtonale. Polyrythmie, tendance pointilliste et touches bruitistes sont contreblancĂ©s par des sections Ă  la mĂ©lodie affirmĂ©e et des stases harmoniques Ă©maillĂ©es d’incrustations to nales, parmi lesquelles de furtifs affleurements du madrigal original. SuggĂ©rĂ©e par de nombreuses didascalies en italien, une dramaturgie latente est confirmĂ©e par l’irruption de la voix chantĂ©e et parlĂ©e des interprĂštes sur le mot « morir ». L’Italie domine encore La metamorfosi di Narciso (1992), y compris son sous-titre d’« allegoria sonora », qui date de la pĂ©riode d’étude avec Manfred Trojahn Ă  DĂŒsseldorf. Le reflet de Narcisse dans l’eau trouve un Ă©quivalent dans l’écriture de l’ensemble instrumental qui renvoie, voire dĂ©multiple, l’image acoustique de la partie de violoncelle soliste. Et lĂ  encore, un madrigal de Gesualdo, le cĂ©lĂšbre Moro lasso du sixiĂšme livre, fait l’objet d’une citation subreptice, presque subliminale, dans la cinquiĂšme partie correspondant au « lamento de la nymphe Eco ». Une brĂšve section fait appel Ă  une Ă©criture partiellement indĂ©terminĂ©e que le compositeur reconduira assez rarement par la suite. De mĂȘme, les citations qui Ă©maillent ces Ɠuvres « de jeunesse », gestes que le compositeur considĂšre aujourd’hui comme empreints d’une certaine naĂŻvetĂ© et relevant surtout, hors de toute dĂ©marche intellectuelle, de l’hommage, n’ont pas d’équivalent dans sa musique plus tardive.

Aventure rimbaldienne

S’il s’est tĂŽt senti proche de la culture française, c’est d’abord par le truchement de la poĂ©sie. Matthias Pintscher a Ă©tĂ© marquĂ© par l’Ɠuvre rimbaldienne – ainsi que par la figure mĂȘme du poĂšte – au point de lui consacrer, de façon quasi obsessionnelle, une importante sĂ©rie de compositions. Rimbaud, « c’est la poĂ©sie en personne », et « c’est plus que la couleur, il casse les barriĂšres du format et de l’expression. Il est visionnaire. »4 Que les premiers mots de DĂ©part – il reviendra Ă  de nombreuses reprises sur ce poĂšme – Ă©manent d’un jeune homme de dix-huit ans le sidĂšre, comme si l’expĂ©rience de la vie s’était critallisĂ©e chez lui en un temps extrĂȘment bref. La richesse philosophique ainsi que la stratification du sens, qui opĂšre comme un prisme propre Ă  diffracter les sentiments, l’inspire au plus haut point. Ce sera d’abord la sĂ©rie Monumento (de I Ă  V), composĂ©e entre 1991 et 1998. La musique de Devant une neige (Monumento II) est Ă  sa façon aussi un feuilletĂ© qui colore l’orchestre de teintes vives. Par sa fougue et ses accĂšs de tension, DĂ©part (Monumento III) est typique d’une pĂ©riode qui, en dĂ©pit de l’italianitĂ© affichĂ©e (nombre de didascalies ajoutent un lyrisme latin Ă  cette sĂ©rie d’Ɠuvres) reste trĂšs allemande, d’une teneur dramatique et sombre, d’une densitĂ© qui semble conglomĂ©rer un double hĂ©ritage romantique et expressionniste. Plus complexe, Choc (Monumento IV), implique un ensemble structurĂ© en plusieurs groupes pour restituer la dimension antiphonique de la piĂšce, et propose des alternances de textures diversifiĂ©es. Une section comporte dans les parties de violon et d’alto des mobiles Ă  combiner librement, tandis qu’une autre laisse filtrer une citation filĂ©e du O sacrum convivium de Thomas Tallis. Comme l’usage de la rĂ©sonance du piano, la consistance harmonique des textures les plus pleines suggĂšre une lĂ©gĂšre influence boulĂ©zienne. On note une tendance au foisonnement et au constraste, Ă  une certaine duretĂ© atonale que tempĂšre cependant la polarisation du discours, et lĂ  encore un aspect dramaturgique latent, liĂ© notamment Ă  la rĂ©partition antiphonique des rĂŽles musicaux. PiĂšces cousines, Sur DĂ©part et Vers quelque part
 - façons de partir ont en commun trois violoncelles, un ensemble de voix fĂ©mines (respectivement 16 et 8), mais se distinguent par la prĂ©sence de trois groupes orchestraux dans le premier cas, et par le texte confiĂ© Ă  une narratrice dans le second cas. Dans les deux piĂšces, les voix chantĂ©es sont envisagĂ©es comme un prisme de diffraction du texte, et une relative rarĂ©faction du matĂ©riau, ainsi que l’utilisation intensive du registre aigu dans les passages suspendus et le rĂŽle dramaturgique dĂ©volu au silence, rappellent dans une certaine mesure le Nono tardif.

Avec l’opĂ©ra L’espace dernier, dont la crĂ©ation parisienne prenait une rĂ©sonance symbolique, Pintscher soldait en quelque sorte son compte avec Rimbaud. La prĂ©sence de deux rĂ©citants et d’un chƓur fĂ©minin rappelle la parentĂ© avec les deux piĂšces prĂ©cĂ©demment Ă©voquĂ©es, dont elle se distingue par l’ampleur du projet mais assez peu par la teneur dramaturgique. Le compositeur s’inscrit ici dans la tradition du « Musiktheater», mais Ă©vite, au profit d’un enchaĂźnement d’états mentaux, une narrativitĂ© univoque autant qu’une orientation tĂ©lĂ©ologique. Alors que la vocalitĂ© des parties solistes, assez parcimonieuses, adopte un idiome atonal dont la tension vient des grands intervalles, le chƓur de femmes est plutĂŽt portĂ© Ă  un Ă©tat d’émanation auratique, tandis que le traitement Ă©lectronique du texte tend frĂ©quemment Ă  la dissolution du sens pour exalter le potentiel phonĂ©tique et plastique du mot.

Poésie et théùtre

La dĂ©cennie 1990 mĂ©rite d’ĂȘtre observĂ©e, avec le tout dĂ©but de la suivante, en se dĂ©tachant autant que possible de la fixation du compositeur sur Rimbaud, sous l’angle d’une multiple friction tectonique qui impliquerait plusieurs axes selon lesquels seraient opĂ©rĂ©s, soit de façon isolĂ©e soit de façon conjointe, des ajustements esthĂ©tiques progressifs : le glissement vers un traitement plus dramaturgique de la poĂ©sie, l’introduction d’une dimension sinon plastique, tout du moins spatiale de la musique, et une tendance Ă  l’affinement des textures.

Dans sa premiĂšre pĂ©riode crĂ©atrice, et donc sous l’emprise de Rimbaud, Matthias Pinstscher invoque volontiers la « force poĂ©tique ». Cette force, il la fragmente volontiers, comme celle du texte de MallarmĂ© dans HĂ©rodiade-Fragmente (1999), dont les bĂ©ances dues au montage textuel sont rendues plus perceptible par les silences qui en spĂ©rarent les cinq sections. TraitĂ©e comme un monodrame, cette « scĂšne dramatique » pour soprano et orchestre semble presque, dans certaines sections Ă  l’expressionnisme exacerbĂ©, renvoyer au Schoenberg d’Erwartung. ComposĂ© d’aprĂšs la piĂšce Ă©ponyme de Hans Henny Jahnn, Thomas Chatterton (1994-1998) est une Ɠuvre sans doute plus littĂ©ralement opĂ©ratique que ne le sera L’Espace dernier, en dĂ©pit de l’apparente hĂ©sitation du compositeur entre une forme pleinement lyrique et un thĂ©Ăątre musical plus composite incluant un bref monodrame et un « tableau » empruntant une nouvelle fois Ă  Rimbaud.

La « force poĂ©tique » semble avoir dĂ©rivĂ©, alors que Pintscher s’intĂ©resse Ă  la poĂ©sie de E.E. Cummings, vers la « force thĂ©Ăątrale » que le compositeur dit avoir ressentie dans la musique de Lachenmann et dont l’influence qu’elle a pu exercer sur lui est dĂ©cisive, se traduisant notamment par un thĂ©Ăątre imaginaire fait d’images plastiques et de gestes. C’est prĂ©cisĂ©ment dans ces Ɠuvres vocales qui se rapprochent le plus de l’intimitĂ© du Lied– et il n’y a rien lĂ  de paradoxal – que le compositeur tend Ă  inflĂ©chir la nature dramaturgique de sa musique, en la densifiant par le fait mĂȘme d’en condenser les moyens, ou plus exactement de les recentrer sur la musique elle-mĂȘme. Il s’agit dans A Twilight’s Song (1997) de saisir cet entre-deux que dĂ©peint Cummings dans The Hours Rise Up Putting Off Stars and It Is, un monde de la nuit entre rĂȘve et conscience diurne, en l’occurrence par le dĂ©veloppement d’une arche narrative – d’un crĂ©puscule Ă  l’autre – structurĂ©e par une ritournelle Ă©volutive (« And it is dawn/day/dusk »). Le rapport de la soprano et du piano dans Lieder und Schneebilder (2000/01) est celui de partenaires scĂ©niques, et le compositeur n’exclut ni les effets de figuration musicale, ni l’utilisation du piano pour dĂ©peindre un climat, ni l’usage de la voix chuchotĂ©e (Erstes Schneebild). Pintscher dit avoir Ă©tĂ© « frappĂ© par la simplicitĂ© et modestie de la poĂ©sie de Cummings », qui se doublait chez lui de la sensation de « presque pouvoir physiquement toucher les mots, des mots si purs qu’ils laissent sa libertĂ© au compositeur. »5 L’écriture rythmique assez complexe de plusieurs passages semble viser avant tout une grande souplesse, ce que confirme une indication comme « ruhig fliessendes und sehr flexibles Tempo »6.

ParticuliĂšrement intĂ©ressante, la notion de perspective, qui apparaĂźt au dĂ©tour d’une indication portĂ©e sur la partition de Monumento IV (1996), semble valoir autant pour la perspective dramaturgique d’une situation musicale donnĂ©e que pour sa projection spatiale, et se rĂ©vĂšlera de plus en plus dĂ©terminante pour bien des Ɠuvres ultĂ©rieures. Elle peut ĂȘtre envisagĂ©e comme une implication des textures dans la dramaturgie de l’Ɠuvre, et aussi comme le dĂ©but d’une phase d’apprĂ©hension plus plastique de sa dynamique formelle. Le lĂ©ger traitement Ă©lectronique apportĂ© Ă  l’alto soliste de Tenebrae (2000-2001) est censĂ© rester quasi imperceptible, son effet Ă©tant limitĂ© Ă  la dispersion spectrale de l’instrument acoustique, Ă  laquelle participe Ă©galement l’écriture de l’ensemble instrumental. De ce point de vue, il ouvre une perspective acoustique, comme le fait par d’autres moyens la forte scordatura appliquĂ©e au mĂȘme alto, le faisant dĂ©river vers une zone acoustique oĂč il s’aventure rarement, en quelque sorte un no man’s land associĂ© ici aux tĂ©nĂšbres.

Le travail d’affinement et d’enrichissement des textures qui s’opĂšre pendant cette dĂ©cennie doit donc ĂȘtre apprĂ©hendĂ© non pas seulement pour lui-mĂȘme, et donc comme la simple Ă©volution d’un langage musical, mais aussi comme un corollaire de la recherche qui consiste, comme le formulait alors le compositeur, Ă  Ă©laborer des « parcours Ă©volutionnels qui suivent un principe dramaturgique » ou, selon une formulation plus dĂ©veloppĂ©e, Ă  crĂ©er « des situations et des espaces dans lesquels s’établissent des configurations sonores qui modifient le matĂ©riel exposĂ© avant de le diluer pour se gĂ©nĂ©rer sous une nouvelle forme. »7 De cette phase de renouvellement des texures date notamment la sĂ©rie des Figura I Ă  V (1998-2000) Ă©crite pour quatuor Ă  cordes et accordĂ©on, utilisĂ©s isolĂ©ment ou conjointement selon les cas, la Figura V / Assonanza Ă©tant confiĂ©e au violoncelle solo. Y sont exploitĂ©s le souffle et des sons bruiteux (notamment la saturation par surpression de l’archet), le jeu avec plectre, la fusion des timbres, les sons prĂ©caires (flageolet, balzato, flautando), les effets de battements Ă  l’accordĂ©on. Outre les modes de jeu, leur combinaison provoque des sons complexes dont l’origine exacte devient ainsi difficilement identifiable. Par ailleurs, la structuration du discours par des Ă©lĂ©ments rĂ©currents, individuellement reconnaissables mais associĂ©s de façon changeante, apparaĂźt comme un procĂ©dĂ© privilĂ©giĂ© de ce cycle qui repose en grande partie sur l’idĂ©e de la recombinaison d’un nombre limitĂ© de familles de matĂ©riaux.

Bien plus fourni, l’effectif des FĂŒnf OrchesterstĂŒcke (1997) ne fait qu’accentuer le goĂ»t du compositeur pour les ambiguĂŻtĂ©s acoustiques ainsi qu’une stratification rythmique complexe (surtout dans la piĂšce 2) Ă  tendance micropolyphonique. Une didascalie comme « sospeso, molto irreale, come da lontano » (piĂšce 5), qui connaĂźt d’assez nombreuses variantes Ă  cette Ă©poque, souligne lĂ  encore le lien de la perspective acoustique Ă  un certain impressionnisme Ă  valeur dramaturgique.

Plastique musicale

Sans que l’on puisse pour autant parler d’un brusque changement de paradigme, le cap de la trentaine coĂŻncide chez Pintscher Ă  un attrait croissant pour les arts contemporains. Certes des Ɠuvres bien antĂ©rieures peuvent apparaĂźtre, outre celles qui viennent d’ĂȘtre mentionnĂ©es pour leur dimension plastique, comme les prĂ©misses de ce changement. Le sous-titre de Dernier espace avec introspecteur (1994), « Betrachtung einer Raumplastik von Joseph Beuys »8 est en soi significatif de la recherche de chemins de traverse entre les arts, tout comme l’est, concernant la nature de ces chemins, l’apprĂ©ciation du compositeur selon qui « les impressions visuelles ne peuvent pas ĂȘtre composĂ©es, ou “mises en musique” ; il n’existe pas de vĂ©ritable façon interdisciplinaire d’établir une correspondance entre les formes entendues et celles qui sont vues. »9

Matthias Pintscher, s’enthousiasme pour de nombreux plasticiens et entretient avec certains d’entre eux des relations amicales. Figurent Ă  son catalogue des piĂšces liĂ©es Ă  divers titres aux personnalitĂ©s d’Anselm Kiefer, Barnett Newman, Cy Twombly et Joseph Beuys. Ce dernier, avec Brice Marden, Agnes Martin, Richard Serra, Fred Sandback, Robert Raymond, figure en bonne place dans la liste de ses « hĂ©ros », dont il a acquis des Ɠuvres. Lorsqu’il mentionne ces artistes, il Ă©voque volontiers, outre leurs caractĂ©ristiques graphiques et plastiques, les supports utilisĂ©s, et il est tentant d’établir un parallĂšle mĂ©taphorique entre son goĂ»t pour la toile ou le papier et un partage, dans sa musique, entre deux familles de matĂ©riaux : ceux du support ou de la surface, sur fond desquels se dĂ©tachent ceux du dessin ou de la figure.

De ce point de vue, la sĂ©rie Study for Treatise on the Veil (Study I Ă  Study IV, 2004 Ă  2009) marque un stade important de la rĂ©flexion du compositeur sur sa propre pratique artistique. Cette sĂ©rie est doublement inspirĂ©e par la calligraphie. Le compositeur considĂšre que « [son] idĂ©al pour la conception d’une Ɠuvre d’art est celui de la calligraphie japonaise : des annĂ©es, des dĂ©cennies de prĂ©paration et de concentration, et puis ensuite l’action d’un seul geste iconique qui a lieu en deux secondes et ne peut plus ĂȘtre modifiĂ©. » Conscient de ce que le temps long de la composition interdit une telle immĂ©diatetĂ© du geste, il a quand-mĂȘme rĂ©flĂ©chi Ă  la façon de transposer dans un art du son un phĂ©nomĂšne comme celui du geste pictural. Les Ă©tudes sur Treatise on the Veil sont en partie des Ă©tudes sur le dessin, sur la recherche d’une apparente spontanĂ©itĂ© du graffiti, de l’inscription, et se rĂ©fĂšrent pour cette raison Ă  l’Ɠuvre Ă©ponyme (1968) de Cy Twombly, chez qui la thĂ©matique du voile apparait Ă©galement, la mĂȘme annĂ©e, dans Veil of Orpheus. Le voile dont il est question ici est aussi celui au travers duquel Cy Twombly laisse souvent apprĂ©hender ses toiles en les recouvrant d’une couche claire qui en estompe les contrastes, en rĂ©fĂ©rence au velo italien, inventĂ© par Vinci pour apprĂ©hender la perspective, et Ă  travers duquel Pintscher nous fait aussi volontiers apprĂ©hender les dĂ©tails de son Ă©criture, au moyen de modes de jeu partiellement bruiteux ou de cordes prĂ©parĂ©es. Le compositeur Ă©tablit un parallĂšle entre archet et pinceau, soumis tous deux Ă  des mouvements subtils et Ă  des pressions variables selon la densitĂ© escomptĂ©e. Dans Study III for “Treatise on the Veil” (2007) par exemple, les deux cordes sont prĂ©parĂ©es par adjonction d’un morceau de papier produisant des sons distordus, chargĂ©s d’harmoniques aigus, et en effet « voilĂ©s » (verhangen) par un halo quasi Ă©lectronique. En outre, deux sortes de sourdine, dont celle en mĂ©tal, sont utilisĂ©es, et le mode privilĂ©giĂ© de contact entre l’archet et la corde est leflautando, produit par un mouvement lent avec peu de poids. De ce point de vue, le duo pour alto et violoncelle Janusgesicht (2001) prĂ©figure clairement cette Ă©criture du voile appliquĂ©e aux cordes, riche de trĂšs nombreux micro-dĂ©tails, tandis que*En sourdine* (2002) pour violon et orchestre laisse apparaĂźtre dans le dessin de la partie soliste le modĂšle implicite de la ligne calligraphique.

La rĂ©fĂ©rence Ă  Anselm Kierfer est directe dans Chute d’étoiles (2012), dont le titre est la traduction exacte de Sternenfall, qui avait Ă©tĂ© crĂ©Ă© en 2007 au Grand Palais pour la Monumenta 2007. On peut supposer que l’influence de cet artiste rĂ©side notamment dans la place que prend chez lui le rapport de la matiĂšre et de la couleur, la seconde Ă©manant de la premiĂšre. Outre le mythe d’Osiris – le dieu tuĂ© par son violent frĂšre Seth, qui rĂ©pand ses morceaux dans tout le pays, lesquels seront patiemment rassemblĂ©s par Isis, permettant ainsi sa rĂ©surrection –, c’est son traitement par Beuys dans Osiris (1970/79) qui intĂ©resse le compositeur dans l’étude pour orchestre Towards Osiris. Alors que Beuys applique des morceaux de tissus sur un toile brute, Pintscher expose un son en tant qu’unitĂ© organique, le dĂ©compose en Ă©lĂ©ments distincts qu’il nous laisse observer et le reconstruit, lui communicant par cette opĂ©ration de nouvelles qualitĂ©s sonores.

Pintscher est trĂšs sensible Ă  l’art de Barnett Newman, auquel il emprunte le titre du cycle Profiles of light qui rĂ©unit piano et violoncelle, et celui de chacune des ses piĂšces consititutives, Now I, Now II, et Uriel. Le compositeur retient de son observation des plasticiens une certaine communautĂ© d’objectifs en dĂ©pit de moyens spĂ©cifiques Ă  chaque art, et notamment l’idĂ©e d’une Ă©criture en strates. Il ne s’agit pas lĂ  seulement, ou pas mĂȘme nĂ©cessairement, du principe technique de superposition de strates, comme par exemple chez Rothko, mais de l’idĂ©e selon laquelle « toute grande Ɠuvre d’art, qu’il s’agisse d’architecture, de peinture, de sculpture, poĂ©sie, roman, musique, etc., a une qualitĂ©, qui est ne pas assĂ©ner un message complĂštement formulĂ© Ă  son public »10. Cette qualitĂ© tient Ă  la formulation ouverte et stratifiĂ©e du sens, offrant au rĂ©cepteur un espace qu’il pourra investir.

Uriel, l’ange lumiĂšre, mais aussi celui qui a chassĂ© Adam et Ève de l’Eden. Pour Newman, Uriel porte le nom de Da Costa, philosophe portugais du XVIIe siĂšcle, chrĂ©tien converti au judaĂŻsme, mais critiquant finalement les deux religions et en appelant Ă  une religion plus rationnelle, et donc finalement exclu. À son climax, la piĂšce de Pintscher est dĂ©chirĂ©e par un geste qui rappelle directement les « zip » du peintre. LĂ  aussi, le sens est stratifiĂ©, l’une de ses strates concernant la religion, ou plus gĂ©nĂ©ralement la dimension spirituelle de l’art, qui s’est progressivment affirmĂ©e chez lui.

Du spirituel dans l’art

« Je suis juif, et depuis que je vis Ă  New York, la conscience de ma judaĂŻcitĂ© a resurgi. Un peu avant mes trente ans, j’avais dĂ©jĂ  commencĂ© Ă  Ă©tudier la Torah et le Halakha, mais je n’avais vĂ©cu ma religion ni en Angleterre ni en Allemagne. Quand je vivais Ă  Francfort, la synagogue Ă©tait super-orthodoxe, frĂ©quentĂ©e par des personnes ĂągĂ©es, russes et d’Europe de l’Est, il n’y avait aucune joie. Enfant, j’apprenais l’hĂ©breu mais je dĂ©testais ça, parce que je me sentais contraint. »11 Sa proximitĂ© avec la langue resurgira lors de la pĂ©riode passĂ©e en IsraĂ«l, dans un kibbutz. Matthias Pintscher se dĂ©finit comme une « personne spirituelle » et non religieuse, cette spiritualitĂ© Ă©tant directement liĂ©e Ă  une rĂ©flexion sur sa propre pratique artistique, Ă  l’idĂ©e du questionnement, une façon de scruter un hĂ©ritage pour mieux se focaliser sur l’aujourd’hui, sur l’instant. La Torah, la Mishna et le Talmud constituent aussi, d’une certaine façon, des strates de sens.

L’attrait du compositeur pour la langue hĂ©breue tient notamment Ă  son pouvoir signifiant condensĂ©, potentiellement polysĂ©mique dans la mesure oĂč son sens est donnĂ© par le contexte. Dans le cycle Shir hashirim, cette langue fonctionne comme un prisme, et les points de vue narratifs sont fluctuants. La poĂ©sie du Cantique des Cantiques, rĂ©servoir d’émotions, sollicite les sens, et prĂ©sente en outre une tendance – un atout dans l’optique du compositeur – Ă  ce que la perspective narrative soit parfois ambiguĂ«, et qu’il n’y soit pas Ă©vident de savoir qui parle. Écrit pour chƓur mixte a cappella, She-Cholat Ahavah Ani12 (2008) repose sur le cinquiĂšme des chants de Salomon, dont le compositeur exploite les seize versets, couvre une palette Ă©motionnelle allant du dĂ©sespoir Ă  ravissement extatique et fait alterner, selon ce principe de perspective changeante, la parole de l’homme, de la femme et des filles de JĂ©rusalem. L’éventail des textures mises en Ɠuvre est large (monodie, polyphonie verticale et contrapuntique, hĂ©tĂ©rophonie, champs harmoniques statiques), enrichi par le recours occasionnel aux principes antiphonique et responsorial, Ă  une voix soliste lorsqu’est chantĂ© le verset incluant le titre, et par un chant dĂ©timbrĂ© quasi parlando lorsqu’il s’agit de se concentrer sur la musique du mot. On peut prĂ©sumer que la forte tendance Ă  la polarisation harmonique – en l’occurrence sur le couple de notes rĂ©/mi bĂ©mol, vise un style vocal proche de la cantillation. Le baryton soliste dans Songs from Solomon’s garden (2009) apparaĂźt comme un personnage qui dialoguerait avec un autre, figurĂ© par l’orchestre de chambre, et des doublures occasionnelles laissent supposer des moments d’accord dans ce dialogue. La mĂ©lodie vocale est claire, d’abord centrĂ©e sur un ambitus restreint, et l’orchestre se fait englobant, comme pour Ă©tendre le champ de ses rĂ©sonances. Le discours se concentre sur le chant, pour lequel le compositeur s’est souvenu, tout en gardant ses distances avec elle, de la cantillation du rabbin Moshe Weisblum. Sur le plan formel, la prioritĂ© donnĂ©e Ă  la courbe mĂ©lodique rĂ©sulte en une large trajectoire expressive. Étonnament, Pintscher reviendra avec Shirim (2016-17), Ă©galement pour baryton et orchestre, au chapitre 2 du Shir ashirim .

Avec Bereshit (2012), le compositeur se tourne vers l’Ancien Testament et la GenĂšse. Il s’agit pour lui de trouver une Ă©criture musicale du nĂ©ant, de l’obscuritĂ©, de ce qui est Ă  naĂźtre et n’est pas structurĂ©, mais aussi de l’état de stase de l’éternitĂ©. Articuler le nĂ©ant, susciter une Ă©coute, donner Ă  percevoir la complexification d’un discours tout en passant par des Ă©tapes de chaos, voilĂ  de nouveau une façon d’articuler une dramaturgie musicale Ă  la fois autosuffisante et programmatique. Les moyens musicaux mis en Ɠuvre n’excluent pas les associtations conventionnelles (un grave indistinct pour le chaos initial), mais la progressive fibrisation de la texture est rĂ©alisĂ©e de façon particuliĂšrement efficace, ainsi que la figuration rythmique produisant l’agitation et l’accĂ©lĂ©ration progressives du mouvement.

Bien que Mar’eh (2011, rĂ©v. 2015) ne se rapporte Ă  aucun texte biblique, l’accent mis sur la ligne mĂ©lodique dans le cycle Shir ashirim y est de nouveau un enjeu important, le compositeur ayant prĂ©cisĂ©ment tenu Ă  y composer pour le violon soliste « un chant, une ligne » et ayant pour la premiĂšre fois « voulu d’un chemin, qui commence en un point A pour aller vers un point B, [
] un plain-chant qui se dĂ©roule et se dĂ©ploie, comme la trajectoire du soleil de son lever Ă  son coucher. »13 Implicant de nouveau une configuration concertante, Un despertar (2017) laisse le violoncelle soliste s’exprimer dans un registre sombre qui tend Ă  corroborer, dans ce contexte, la bivalence instrumentale et vocale du soliste. Le vieil homme qu’incarne cette partie de violoncelle est celui du poĂšme Ă©ponyme d’Octavio Paz, dont le titre (« Un Ă©veil »), semble prendre pour le compositeur la rĂ©sonance spirituelle d’un Ă©veil Ă  la connaissance et Ă  la conscience de soi.

Texture et surface

Concurremment Ă  la sĂ©rie d’Ɠuvres mettant en avant une expression poĂ©tique spirituelle, implicant pour cette raison un recentrement sur la mĂ©lodie, sur l’énonciation et le lyrisme, Matthias Pintcher dĂ©veloppe pendant la mĂȘme pĂ©riode des Ɠuvres qui pourraient en apparaĂźtre, sinon comme l’anthithĂšse dialectique, tout du moins une recherche parallĂšle, focalisĂ©e sur la texture et sa projection dans l’espace. Nombre de piĂšces sont ainsi caractĂ©risĂ©es par un appronfondissement du travail sur la perspective, cette derniĂšre Ă©tant largement conditionnĂ©e par les textures elles-mĂȘmes, ainsi que par leur alliage et leurs interactions. Ces piĂšces Ă©voquent parfois les sonoritĂ©s Ă©lectroniques, synthĂ©tiques ou issues d’un traitement, quand elles n’intĂšgrent pas directement l’électronique. C’est le cas notamment dans Verzeichnete Spur (2005), oĂč l’électronique en temps rĂ©el n’exlut aucunement un traitement instrumental tendant Ă  estomper la lisibilitĂ© des sources, comme le suggĂšre par exemple, Ă  la mesure 52, l’indication « molto irreale, sintetico ». Assez radicale car toute en demi-teinte et concentrĂ©e sur la qualitĂ© du timbre diffractĂ©, cette piĂšce recourt notamment Ă  la scordatura des cordes graves et de la harpe, Ă  la prĂ©paration des cordes du violoncelle ainsi qu’à l’utilisation d’une brosse sur les cordes du piano, tandis que les percussions apportent de nombreuses sonoritĂ©s rĂ©sonantes, le traitement Ă©lectronique Ă©tant plutĂŽt dĂ©volu Ă  la rĂ©verbĂ©ration. Le triptyque Sonic eclipse (2009-2010), qui se dessine sur un arriĂšre-plan cosmologique, coĂŻncide avec un regain d’intĂ©rĂȘt du compositeur pour les cuivres, auxquels il n’avait jusque lĂ  pas octroyĂ© d’exposition soliste. TraitĂ©e de façon plutĂŽt idiomatique, la trompette soliste de Celestial object I (2009) Ă©volue dans un environnement acoustique sophistiquĂ©, dont l’efficacitĂ©, Ă©tant donnĂ© l’économie des moyens mis en jeu, rappelle celle d’un Peter Eötvös. Elle rejoint le cor, soliste de Celestial object II, dans Occultation, oĂč une scĂ©nographie musicale latente rĂ©sulte du jeu sur le recouvrement, sur l’éclipse. Soumis Ă  leur idiomatisme respectif, les deux intruments ne se retrouveront qu’au cours d’un bref instant de mimĂ©tisme mutuel. Curieusement, Osiris (2007) semble aller Ă  l’encontre de cette tendance, privilĂ©giant au sein d’une grande variĂ©tĂ© de textures et d’ambiances prĂ©sentĂ©es comme autant de vignettes, les matiĂšres plus pleines, parfois magmatiques. Des accĂšs de lyrisme presque postromantique confiĂ© aux cordes, ainsi que le recours gĂ©nĂ©reux aux cuivres peuvent s’expliquer par l’origine de la commande, Ă  savoir le Chicago Symphony Orchestra et le chef qui dirigeait la crĂ©ation, Pierre Boulez, dont l’influence, qui se manifeste dans bien d’autres piĂšces, apparaĂźt ici notamment dans des mixtures de vents qui semblent faire Ă©cho Ă  l’électronique de RĂ©pons.

Questions de langage

La production musicale de Matthias Pintscher n’est pas marquĂ©e par d’abupts changements de cap esthĂ©tique, manifestant plutĂŽt une Ă©volution fluide, faite d’ajustements, d’apports, et de simplifications. Comme le souligne lui-mĂȘme le compositeur, dĂ©terminer ce qui est essentiel est un long processus, et est rarement l’apanage des jeunes compositeurs. C’est pourquoi ses Ɠuvres de jeunesse et de premiĂšre maturitĂ© se caractĂ©risent, sinon par un trop plein, en tout cas par une forte densitĂ© de matĂ©riau ayant pour corollaire la tension expressive qui a Ă©tĂ© commentĂ©e plus haut. Les opĂ©ras sont dramatiques, empreints de dĂ©sespoir, de suicide et de catastrophe, dont il estime a posteriori que ce type d’état d’esprit « est plus facile Ă  exprimer que la lĂ©gĂšretĂ©. »14 Ce long processus de raffinement vise un Ă©tat de transparence auquel il a Ă©tĂ© fait rĂ©fĂ©rence prĂ©cĂ©demment sous le vocable de « perspective ». La sortie progressive d’un certain expressionnisme est donc chez Pintscher le fruit d’un changement d’état d’esprit, mais il ne peut ĂȘtre dissociĂ© du processus de perfectionnement des moyens techniques de l’écriture.

Ainsi, bien que le compositeur n’ait jamais ressenti le besoin d’élaborer un systĂšme d’organisation des hauteurs et n’ait jamais recouru Ă  une technique sĂ©rielle, il privilĂ©gie d’abord une modalitĂ© composite susceptible de produire un langage dont la coloration chromatique est modulable. Il s’en est Ă©cartĂ© au cours des annĂ©es 90 pour procĂ©der par sĂ©quences harmoniques plus clairement polarisĂ©es. De façon significative, l’une de ces polaritĂ©s, le mi bĂ©mol, joue un rĂŽle privilĂ©giĂ© et rĂ©current dans les Ɠuvres depuis On a clear day (2004) pour piano, qui reprĂ©sente pour le compositeur un certain moelleux, un confort acoustique mais Ă©galement une ligne d’horizon, une ligne de fuite vers le large. L’abandon d’une pensĂ©e modale ou pseudo-modale peut sans doute s’expliquer Ă©galement par l’acquisition d’une maĂźtrise de plus en plus fine de l’orchestration qui, opĂ©rant dans le sens d’une dissolution de la compacitĂ© du son, agit conjointement sur l’élargissement du mouvement harmonique, sur sa clarification et sa tendance plus radiante. Cette orchestration plus texturale semble avoir Ă©loignĂ© le compositeur de la pensĂ©e par intervalles et des mĂ©canismes de tension et rĂ©solution. Il est difficile de ne pas voir dans cette Ă©volution un lien avec l’expĂ©rience du Pinscher chef d’orchestre. L’influence de Debussy, davantage encore de Ravel, chez qui il admire le fait que l’on entende tout ce qui figure dans la partition, l’amĂšne Ă  Ă©viter les textures trop denses oĂč se produisent des effets de masque.

Forme, processus et dynamique dramaturgique sont liĂ©s chez Pintscher. Le drame se construit par modulation de la densitĂ©, de la complexitĂ© et de l’ouverture du champ sonore. Les processus sont apprĂ©hendĂ©s en termes Ă©nergĂ©tiques, la dynamique Ă©tant provoquĂ©e par l’interaction d’objets – motif, harmonie, figure rythmique, combinaison de timbres – en fonction de leur potentiel Ă©nergĂ©tique et selon des catĂ©gories simples telles que fusion, imbrication, opposition, changement de plan. Le compositeur dit crĂ©er ainsi « un rĂ©pertoire de gestes ou de voix »15 qui permet Ă  la forme de se dessiner par Ă©tapes.

Ligne de partage

Les trois pĂŽles de son activitĂ© musicale – composition, direction et enseignement Ă  la Juilliard School Ă  New York depuis 2014 –, auxquels on peut ajouter l’activitĂ© de curation et de programmation, rĂ©vĂšlent chez Matthias Pintscher un artiste soucieux de transmission et de partage. Sa reconnaissance ainsi que son assise institutionnelle l’amĂšnent Ă  prendre part Ă  des choix de programmation et Ă  susciter des commandes, comme il l’avait fait de façon particuliĂšrement intĂ©ressante en 2017 pour le projet Genesis, en proposant Ă  sept compositeurs d’écrire une piĂšce d’une dizaine de minutes pour chaque jour de la CrĂ©ation.

Chacune de ces activitĂ©s recquĂ©rant son propre type de disponibilitĂ© et sa propre temporalitĂ©, leur interaction comme leur ligne de partage jouent un rĂŽle dĂ©terminant pour le profil d’un musicien. Chez un compositeur chef d’orchestre, le travail d’écriture est souvent saisonnier, voire fragmentĂ©. Plus risquĂ©e que la musicologie rĂ©trospective qui s’évertue Ă  voir dans la musique actuelle du compositeur le rĂ©sultat d’un processus Ă©volutif, celle, prospective, qui viserait Ă  anticiper les lendemains musicaux de Matthias Pintscher devrait saisir, outre des indices qui laissent entrevoir, peut-ĂȘtre, le retour du compositeur au piano, un attrait confortĂ© pour l’écriture vocale, ou encore la tentation d’une exploration de la microtonalitĂ©, l’influence directe que peuvent avoir les modalitĂ©s mĂȘme du travail crĂ©atif sur la nature des Ɠuvres en devenir.


  1. Matthias Pintscher, entretien inédit avec Pierre RigaudiÚre, le 13 mars 2018.
  2. Matthias Pintscher, entretien avec Pierre RigaudiÚre (le 3 février 2014), Diapason No 624, mai 2014.
  3. Matthias Pintscher, entretien inédit avec Pierre RigaudiÚre, le 13 mars 2018.
  4. Ibid.
  5. Matthias Pintscher, entretien filmé avec Mark Mandarano : https://www.youtube.com/watch?v=7J0XdQBLVs0
  6. Tempo sereinement fluide et trĂšs flexible.
  7. Matthias Pintscher, notice de presse rédigée en 1998.
  8. Contemplation d’une sculpture de Joseph Beuys.
  9. Extrait d’une note d’intention rĂ©digĂ©e Ă  l’occasion d’un concert de la sĂ©rie « Leading European Composers », The Phillips Collection, Washington D.C., le jeudi 13 dĂ©cembre 2012.
  10. Matthias Pintscher, entretien indédit avec Pierre RigaudiÚre, le 3 février 2014.
  11. Ibid.
  12. Le titre signifie « Mort d’amour pour toi ».
  13. Matthias Pintscher, entretien avec Jéremie Szpirglas, Accents, magazine en ligne, le 25 février 2016. (http://www.accentsonline.fr/2016/02/25/mareh-entretien-avec-matthias-pintscher-compositeur/)
  14. Matthias Pintscher, entretien inédit avec Pierre RigaudiÚre, le 13 mars 2018.
  15. Matthias Pintscher, entretien avec Arnaud Merlin, dans Le portrait contemporain, France Musique, le 15 mars 2017.
© Ircam-Centre Pompidou, 2019


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