La place que Betsy Jolas sâaccorde elle-mĂȘme dans le paysage de la musique contemporaine est celle de « lâindĂ©pendance » et de la « diffĂ©rence ». Cette position sâest clairement imposĂ©e dans les annĂ©es 1960, lorsque sa vie crĂ©atrice est enfin devenue publique. Inflexible dans son choix marginal, elle a cependant cĂŽtoyĂ© activement, aux lendemains de la guerre, le courant sĂ©riel, sans jamais vraiment y adhĂ©rer. Elle sâest de mĂȘme intĂ©ressĂ©e aux musiques extra-europĂ©ennes, amĂ©ricaines et dites « non savantes » â de Bali au jazz â, comme Ă©galement, mĂȘme si dâassez loin, aux recherches Ă©lectro-acoustiques, notamment pour son opĂ©ra Schliemann (1983-1993).
Paris 1950-1970
Lâarticle de dĂ©cembre 1965 que Betsy Jolas signe pour la revue Preuves, « Il fallait voter sĂ©riel mĂȘme siâŠÂ », analyse notamment la maniĂšre dont elle a traversĂ©, comme compositrice qui sâaffirmait, cette Ă©poque qui prĂŽnait le devoir dâamnĂ©sie. Pour elle, le sĂ©rialisme, sâil pouvait permettre de renouveler un « arriĂšre-pays », ne devait en aucun cas sây substituer. « Pour nous, la rupture complĂšte, le dĂ©part ex nihilo nâĂ©tait pas pensable. [âŠ] Repenser, câĂ©tait pour nous, dâabord, Ă©couter notre passĂ© dâune oreille nouvelle. RĂ©examiner, rĂ©Ă©valuer notre hĂ©ritage dans ses moindres dĂ©tails, et alors, alors seulement, et en pleine connaissance, trier, voire Ă©liminer. Ensuite, lâoreille claire, reprendre le matĂ©riau Ă sa source, le doter dâune nouvelle efficacitĂ©, dâune nĂ©cessitĂ© dâĂȘtre absolue1. » La rĂ©vĂ©lation de lâĂ©cole de Vienne date du 10 avril 1954 au cours du quatriĂšme concert du Domaine musical (10 avril 1954), oĂč les Cinq PiĂšces op. 10 dâAnton Webern sont crĂ©Ă©es Ă Paris. Dans lâarticle « Un choc trĂšs doux » (Le Monde, 23 septembre 1983), Ă trente ans de distance, Betsy Jolas affirme avoir aimĂ© ce temps quâelle nomme de « purgatoire » â passage obligĂ© Ă tout compositeur pour se trouver lui-mĂȘme.
Ce sont nĂ©anmoins des rĂ©alitĂ©s autres que le sĂ©rialisme qui semblent lui avoir Ă©tĂ© plus profitables. Outre la dramaturgie musicale de Wozzeck ou lâinstrumentation variable de Pierrot Lunaire, la notation du Sprechgesang interpelle naturellement celle qui, en 1948-1949, a composĂ© six mĂ©lodies avec piano, Plupart du temps I, sur des poĂšmes de Pierre Reverdy. Ainsi, lorsquâen 1977, elle analyse Pierrot lunaire Ă sa classe du CNSM, elle compose Ăpisode second (1977), pour flĂ»te seule, sous-titrĂ© ohne Worte, Ă partir des mĂ©lodies vocales enfouies quâelle dit discerner dans lâĆuvre dâArnold Schoenberg, notamment grĂące Ă la technique dâeffacement quâelle a observĂ©e dans Le Livre des jardins suspendus op. 15 (1908-1909) : « Ce sont ces mĂ©lodies, glanĂ©es Ă travers les trois parties de lâĆuvre [Pierrot lunaire], que je me suis attachĂ©e Ă rĂ©vĂ©ler, au sens photographique du terme, puis Ă recomposer dans mon Ăpisode second pour flĂ»te seule. » Plus tard, dans Perriault le DĂ©lunĂ© (1993), dont le titre Ă©voque la filiation avec Schoenberg, elle fera appel au principe dramaturgique des comĂ©dies madrigalesques (trois fois quatre voix), Ă la maniĂšre de lâAmfiparnasso dâOrazio Vecchi. LâĂ©clatement de la parole et sa recomposition en musique pose donc une â sinon la â question fondatrice. La frĂ©quentation du Pierrot lunaire lâamĂšne, elle aussi, Ă sâintĂ©resser Ă ce « no manâs land situĂ© entre le chantĂ© et le parlĂ©. RĂ©gion instable oĂč la voix oscille dangereusement entre le sĂ©mantique et le musical. Dangereusement, parce que dâun domaine Ă lâautre le mode de perception change radicalement. DâoĂč la nĂ©cessitĂ© ressentie depuis toujours de solutions dâattente et de continuitĂ©2. »
De Webern, câest lâatomisation et lâĂ©criture Ă©clatĂ©e entre les timbres qui lâintĂ©ressent. Des Six PiĂšces pour orchestre op. 6 dĂ©clarĂ©es « inanalysables » par ses Ă©tudiants au Conservatoire, car non sĂ©rielles, mais quâelle analyse avec eux Ă sa classe en 1971, elle remarque : « VoilĂ que lâĆuvre se structure sous nos yeux et Ă nos oreilles, et dans une perspective dâunitĂ© toute nouvelle, la grande vue dâensemble, qui manquait, de la production webernienne, chaque Ă©tape menant trĂšs logiquement Ă la suivante, le sĂ©riel succĂ©dant sans heurt Ă lâatonal Ă travers les mĂȘmes maniĂšres dâĂȘtre, au fond si viennoises, et, pourquoi ne pas le dire, les mĂȘmes petites manies : obsession de la symĂ©trie, besoin de toujours expliciter musicalement les procĂ©dĂ©s les plus Ă©vidents (rĂ©trogrades, permutations, etc.)3. » Ainsi face Ă la possibilitĂ© de recourir Ă un systĂšme, aussi remarquable soit-il, ce sont des modĂšles plus libres qui fascinent bien davantage Betsy Jolas.
La musique de Claude Debussy (certes PellĂ©as et MĂ©lisande, mais aussi Jeux et plus encore la Sonate pour flĂ»te alto et harpe) rĂ©alise une organisation formelle autrement insaisissable, parce que non prĂ©dictible. Il sâagit, Ă©crit-elle, dâune « biologie sonore : tissu palpitant de micro-organismes vivants, activables Ă tout instant par lâeffet dâun vaste rĂ©seau de logiciels organiques aux consĂ©quences innombrables4 ».
LâĆuvre phare qui, en cette pĂ©riode dâintense activitĂ©, rĂ©vĂšle Betsy Jolas Ă la communautĂ© des compositeurs est Quatuor II, pour soprano colorature sans texte (mais procĂ©dant de phonĂšmes selon la technique des Swingle Singers) et trio Ă cordes. ComposĂ© en 1964, ce quatuor fait triompher lâune de ses prĂ©occupations les plus profondes : la relation de la voix â de la vocalitĂ©Â â Ă lâexpression ; lâĂ©nigme que pose cet « instrument » qui parle Ă la vĂ©ritĂ© instrumentale de la musique. Dâautres Ă©tapes complĂ©mentaires Ă cette mĂȘme recherche existent, lorsque lâinstrument devient Ă lâinverse un personnage dans Dâun opĂ©ra de voyage (1967), Ă©crit pour vingt-deux instrumentistes et aucun chanteur, ou lorsque lâacteur de thĂ©Ăątre se fait instrument chantant, comme dans Le Pavillon au bord de la riviĂšre (1975). Puis, le dĂ©sir de composer un opĂ©ra et donc de retrouver lâespace dâune scĂšne avec ses personnages se manifeste aussi.
Des différents airs du catalogue
La lecture du catalogue de Betsy Jolas vĂ©rifie par lâimpressionnante dĂ©termination de ses titres le foisonnement de son interrogation crĂ©atrice. Deux grandes classes, lâune poĂ©tique, lâautre plus formelle, apparaissent comme une double maniĂšre dâapprocher une mĂȘme libertĂ© dâinterprĂ©tation. Les sous-titres descriptifs sâemploient Ă mettre en scĂšne et Ă orienter, voire rĂ©orienter, cette fantaisie. Ainsi Onze Lieder (1977) nâannonce pas une voix et un accompagnement, mais une trompette et un orchestre de chambre ; Quatre Psaumes dâHeinrich SchĂŒtz (1996) ne concerne quâun orchestre ; le Concerto-Fantaisie : « O Night, Oh⊠» (2001), dont le titre est en outre un clin dâĆil shakespearien5, sâil est bien pensĂ© pour le piano, le fait concerter avec un chĆur mixte Ă 32 voix⊠Cette « confusion des genres », entre voix et instrument, vĂ©rifie la maniĂšre quâa Betsy Jolas de repenser Ă lâusage de son temps lâordre des choses admises. Mais ces paradoxes dĂ©signent en fait la chaĂźne mystĂ©rieuse dĂ©jĂ entrevue qui va de la nature de la musique Ă celle de la poĂ©sie, et de la poĂ©sie Ă lâexpression vive de lâaction Ă travers aussi les impulsions du corps. Câest entre abstraction et incarnation, matiĂšre et discours, que se joue la partition.
à ce jeu des équivoques, il faut sans doute comprendre que les deux catégories que se partagent les titres relÚvent de deux leviers pris tour à tour comme mobiles de création. Lorsque le levier littéraire suggÚre Mots, Figures, Tranche, le levier pragmatique invoque sonate, quatuor, lied.
La premiĂšre typologie tend Ă Ă©tablir des liens allusifs ou non avec une « Ćuvre-source », mais aussi une antĂ©rioritĂ© culturelle, poĂ©tique ou thĂ©Ăątrale, comparable Ă une citation cachĂ©e. O Wall (1976), opĂ©ra de poupĂ©e pour quintette Ă vent, fait allusion Ă lâĂ©pisode fameux du dialogue amoureux de Pyrame et ThisbĂ© Ă travers la fente du mur que rĂ©pĂštent les acteurs improvisĂ©s, Ă lâacte V du Songe dâune nuit dâĂ©tĂ©. Dâune reprĂ©sentation de thĂ©Ăątre mise en abyme dans la comĂ©die de Shakespeare, Betsy Jolas approfondit le principe dâun dĂ©cadrage dans le jeu instrumental quâelle compose. Lumor (1996), prĂ©cisĂ© comme « sept cantiques spirituels » tirĂ©s du recueil Wanderpoem : or Angelic Mythamorphosis of the City of London dâEugĂšne Jolas (1946), tire son titre de lâincipit « Then Lumor Came », la filiation elliptique Ă©tant ici rĂ©servĂ©e aux initiĂ©s. De plus, la partition est Ă©crite pour un saxophoniste soliste et un orchestre. Il sâagit donc dâun commentaire, par les seules notes instrumentales, dâun texte proposĂ© en allusion. Le travail entrepris derriĂšre Motet II (1965) est de mĂȘme soigneusement imperceptible. Si le genre du motet implique la mise en polyphonie dâun texte, on ne saurait comprendre Ă la lecture seule dâun titre aussi sobre quâil sâagit en rĂ©alitĂ© de la mise en musique dâun poĂšme de Jacques Dupin, lui-mĂȘme « consacrĂ© Ă lâart dâĂ©crire un poĂšme ». Betsy Jolas prolonge en quelque sorte le travail du poĂšte Ă partir « dâune polyphonie qui ferait assister Ă la naissance du poĂšme en laissant Ă©merger le texte de son tissu progressivement Ă©clairci6 ». Ici comme ailleurs, la compositrice sâintĂ©resse Ă la mise en Ćuvre dâun processus, quâelle dĂ©ploie jusquâĂ ce quâil devienne la structure de la partition et Ă©nonce dans son dĂ©voilement une forme non prĂ©dĂ©terminĂ©e.
Quant aux « sĂ©ries » des quatuors, elles ne laissent pas de surprendre dans lâexercice chaque fois repensĂ© de lâĂ©criture Ă quatre parties. Sur ce sujet, la compositrice a exprimĂ© sa façon de procĂ©der. Pour point de dĂ©part, elle sâentoure de modĂšles analysĂ©s, quâelle pressent comme autant de « lignĂ©es », propices Ă lui ouvrir un horizon. Ă partir de cette base, elle rĂ©interprĂšte les Ă©lĂ©ments perçus. Lâanalyse lui tient lieu de mĂ©thode pour la composition : elle observe selon la formule consacrĂ©e « comment câest fait », tandis que la composition sâemploie Ă ne pas permettre de saisir « comment câest fait ». La composition dĂ©passe le cĂŽtĂ© artisanal de lâanalyse, mĂȘme si ce savoir-faire du mĂ©tier se dissimule dans lâagencement imprĂ©visible de la composition. Cette technique sâapparente Ă celle quâOlivier Messiaen a quant Ă lui soigneusement tue, et que Betsy Jolas rĂ©vĂšle sans ambiguĂŻtĂ©Â : « Ceux qui connaissent mon Ćuvre et ont suivi mon enseignement savent que ma pensĂ©e musicale alimentĂ©e par mon expĂ©rience quotidienne de la vie, a besoin pour sâincarner de se rĂ©fĂ©rer constamment Ă une lignĂ©e. En fait, Ă une double lignĂ©e parcourant, dâune part, ma propre production (couvrant maintenant prĂšs de cinquante ans de ma vie crĂ©atrice), dâautre part une bonne partie de lâHistoire de la musique considĂ©rĂ©e Ă travers mes goĂ»ts et ma sensibilitĂ©7. »
Câest pour cette raison que les huit quatuors correspondent davantage Ă lâidĂ©e dâĂ©crire Ă quatre que de privilĂ©gier la formation du quatuor Ă cordes. En attestent Quatuor II (1964) qui introduit la voix comme instrument en remplacement du premier violon, Quatuor VI (1997), pour clarinette en sib et trio Ă cordes, et Quatuor VII « Afterthoughts » (2018), pour trompette et trio Ă cordes. Quant au dernier de la sĂ©rie Quatuor VIII (2019), sâil est bien dĂ©volu aux quatre archets, il est sous-titrĂ© « Topeng », ce qui lâoriente vers le thĂ©Ăątre de Bali, dont il restitue une mise en Ćuvre polyphonique de la typologie des gestes de divers personnages.
Il en va de mĂȘme pour les quatre Motets qui sont un travail dâapprofondissement autour dâun texte. Pour une formation pensĂ©e initialement a cappella et progressivement passĂ©e Ă la forme du grand motet avec chĆur et orchestre, mais aussi Ă celle du madrigal de soliste Ă la façon des derniers livres de madrigaux de Monteverdi, avec une voix et un petit accompagnement instrumental. La sĂ©rie des « Ăpisodes » â dâĂpisode I (1964) Ă Ăpisode neuviĂšme (1990) â fixe le jeu de lâinterprĂšte sur son instrument, un peu Ă la maniĂšre des Sequenze de Luciano Berio, comme un terrain dâexpĂ©rimentation autour dâune investigation-appropriation. Car la vie concrĂšte offre Ă Betsy Jolas les modĂšles sonores quâil lui suffit de capter par une observation attentive et retranscrite. Il peut sâagir dâune note, dâun son, dâun rythme, ou encore dâun coup de bĂ©lier dans une conduite dâeau⊠Le savoir, parallĂšlement Ă ces donnĂ©es, fournit des notions plus abstraites, de forme pure, et de technique. La combinaison des deux instaure une double rĂ©fĂ©rence de luciditĂ© consciente Ă partir de laquelle Betsy Jolas fonde lâimprĂ©visible, lâinattendu de sa musique, comme sa libertĂ© de structure et dâerrance, quâelle nomme « son rĂȘve8 ». La main sâĂ©vade de lâesprit, qui observe Ă son tour les libĂ©ralitĂ©s de la main et fait disparaĂźtre les artifices et facilitĂ©s de jeux de manches. Ă la notion de musique pure, Ă laquelle Betsy Jolas a pu nĂ©anmoins croire en ses dĂ©buts, se substitue lâimportance des idĂ©es « charnelles » qui fondent son discours et quâelle cherche Ă libĂ©rer de toute emprise thĂ©orique. La relation de Betsy Jolas aux interprĂštes est de ce fait dĂ©terminante, car elle livre encore dâautres aspects de la musique composĂ©e Ă la table.
France-Amérique
Ă lire les entretiens et les Ă©crits de Betsy Jolas, Ă Ă©couter les nombreuses Ă©missions qui lui ont Ă©tĂ© consacrĂ©es, Ă Ă©tudier ses partitions, dâautres liens affleurent que ceux Ă©tablis ici entre un quotidien presque prosaĂŻque et des rĂ©fĂ©rences historiques savantes. Sâil reste impossible de tous les recenser, tous sâarticulent sur lâidĂ©e dĂ©jĂ Ă©voquĂ©e de la dualitĂ©. Mais ce qui semble nĂ©anmoins procĂ©der dâantagonismes aborde de fait une seule et mĂȘme interrogation qui inspire des points de vue et des stratĂ©gies complĂ©mentaires, des solutions polyvalentes, mais convergentes. Ne sâagirait-il pas encore dâune conception en soi « polyphonique » des diffĂ©rences ?
La cause artistique de cette cohĂ©rence trouve peut-ĂȘtre son origine dans sa double nationalitĂ© franco-amĂ©ricaine. Ses antĂ©cĂ©dents familiaux immĂ©diats amĂ©ricains multiplient les racines avec le vieux monde et offrent un paysage culturel certes dĂ©chiffrable, mais complexe. Sâil est « romantique-allemand » par son pĂšre, dont les parents, mariĂ©s aux Ătats-Unis suite Ă lâĂ©migration de lâaprĂšs 1870, sont rapidement revenus en Lorraine, il sâaffirme plus Ă©clectique et savant, par sa mĂšre, dâune famille de souche Ă©cossaise, implantĂ©e Ă lâinverse de bien plus longue date dans le Kentucky, un Ă©tat, faut-il le rappeler, du Sud. Cette pluralitĂ© gĂ©nĂ©tique, parce quâelle suppose la maĂźtrise naturelle du français, de lâanglais et de lâallemand, explique lâattention de toute la famille au gĂ©nie des langues, Ă la traduction, Ă laquelle la musique propose outre une concatĂ©nation possible, une solution autre. LâidentitĂ© esthĂ©tique de la musique de Betsy Jolas naĂźt de ces certitudes croisĂ©es.
Dâun continent Ă lâautre, entre France et AmĂ©riques, sâexerce sans discontinuer lâattrait pour une alternance fĂ©conde, libĂ©ratrice. Une terre, loin de corriger lâautre, la dynamise, lui restitue un passĂ© quâelle a pu oublier. Ă ce jeu de la quĂȘte dâune identitĂ©, la premiĂšre inspire la seconde, laquelle la dĂ©livre Ă son tour de ce qui risquerait de lâenfermer dans un systĂšme trop stĂ©rile. Câest bien Ă New York que Betsy Jolas a dĂ©couvert Roland de Lassus, Palestrina, Josquin des Prez, Heinrich SchĂŒtz, que Paris ne faisait plus vivre. Les Ătats-Unis ont ainsi, en ouvrant des portes de distanciation avec la France, trĂšs tĂŽt Ă©quilibrĂ© la sensibilitĂ© de Betsy Jolas. Lâarticle du premier numĂ©ro de Musique en jeu (1970) : « Sur The Unanswered Question » de Charles Ives, qui rĂ©sume des confĂ©rences donnĂ©es au Centre culturel amĂ©ricain de Paris en 1958, lâaffirme avec force : « Jâavais compris, enfin, la vanitĂ© de tous ces mots : accord parfait, polytonalitĂ©, dissonance, atonalité⊠Aucun ne rendait compte de ce que je percevais dĂ©jĂ si clairement : trois univers distincts, parfaitement dĂ©finis9. »
Aussi, lorsque dĂšs son retour Ă Paris en 1946, lâorganiste AndrĂ© Marchal remarque de la Messe (1945) pour solistes, chĆur de femmes, quâelle lui soumet : « Votre musique se situe entre PĂ©rotin et Roussel », met-il en Ă©vidence ce quâil ressent sans doute comme une forme de mĂ©connaissance classique â alla française â du mĂ©tier de lâĂ©criture. Tandis quâelle pense avoir terminĂ© ses Ă©tudes, Marchal lui recommande de se perfectionner en harmonie et contrepoint. Il lui offre de la prĂ©senter Ă Simone PlĂ©-Caussade, professeur au Conservatoire. Câest auprĂšs dâelle que Betsy Jolas de 1947 Ă 1948 y prĂ©pare son entrĂ©e et noue ses toutes premiĂšres relations musicales françaises. Son intĂ©rĂȘt croissant pour le contrepoint ne lâempĂȘche du reste ni de continuer Ă composer Plupart du temps I, ni mĂȘme de suivre un moment Ă lâĂcole normale de musique la classe de composition dâArthur Honegger quâelle avait dĂ©couvert et interprĂ©tĂ© Ă New York.
Par sa remarque, AndrĂ© Marchal paraĂźt censurer le fait que Betsy Jolas « composait » avant mĂȘme « dâavoir appris » la musique. Cette distinction quelque peu culpabilisante en son temps est devenue la force que la compositrice sâemploie Ă affirmer au jour le jour. Elle Ă©claire aussi la fĂ©conditĂ© non dĂ©mentie dâune vie crĂ©atrice rĂ©guliĂšre, associĂ©e Ă un goĂ»t persĂ©vĂ©rant de lâouvrage bien fait â irrĂ©prochable dans les complexitĂ©s rĂ©flĂ©chies de son Ă©laboration.
Que Betsy Jolas ait Ă©tĂ© trĂšs jeune lâaccompagnatrice de sa mĂšre dans un rĂ©pertoire de lieder, de Negro Spirituals, de chants crĂ©oles, de mĂ©lodies françaises et de musique plus lĂ©gĂšre, explique lâempathie crĂ©atrice, que lâon peut qualifier de romantique, dans laquelle elle a initialement baignĂ©e. Un climat quâelle maintient dans ses dialogues Ă©largis avec Lassus, Bach, Haydn, Berlioz, Debussy⊠Ce commencement imprĂ©vu de sa vocation Ă composer a inscrit dans sa musique des traces que lâon pourrait dire « spirituelles ». Lâunivers esthĂ©tique du lied, perçu comme le genre de lâexpression la plus accomplie de la poĂ©sie, constitue en effet dans son Ćuvre une forme dâapproche antĂ©rieure Ă ce qui fonde aujourdâhui toujours sa prĂ©occupation de compositeur de mĂ©tier. Tel sâĂ©tablit le parcours continu, mĂȘme si alternatif, depuis Quatuor II (1964) jusquâĂ Frauenliebe (2010), dix lieder pour alto et piano, en passant par lâopĂ©ra de chambre Le Cyclope (1986), lâopĂ©ra Schliemann (1983-1993) et ses plus rĂ©centes rĂ©Ă©critures pour le concert ou la scĂšne, Calling HĂ©lĂšne (1995), Lovaby (2000) ou Illiade lâamour (2014).
Ăpilogue
Lâinterrogation sur les puissances et la singularitĂ© de la musique a aussi Ă©tĂ© formulĂ©e par Betsy Jolas Ă travers plusieurs textes. La premiĂšre manifestation de ce besoin thĂ©orique en rĂ©alitĂ© trĂšs simple et trĂšs pragmatique date dâune confĂ©rence intitulĂ©e « Voix et musique », donnĂ©e Ă la SociĂ©tĂ© française de philosophie en 197210, puis reprise et Ă©toffĂ©e notamment lors des quatre confĂ©rences de Berkeley intitulĂ©es Molto espressivo des 14, 16, 21 et 23 avril 198111, titre donnĂ© ultĂ©rieurement Ă un recueil plus large de textes et dâentretiens. Câest lĂ , ainsi que dans les notices aux Ćuvres, corpus parallĂšle Ă celui des partitions, que lâon trouve la traduction de ce que la musique inclassable de Betsy Jolas cherche Ă joindre en espĂ©rant sagement ne jamais lâatteindre.
- Betsy JOLAS, « Il fallait voter sĂ©riel mĂȘme siâŠÂ » (1965), De lâaube Ă minuit [AM] Paris, Hermann, 2017, p. 22.
- Betsy JOLAS, « Images sonores et sens musical » (1991), Molto espressivo [ME], Paris, LâHarmattan, 1999, p. 160.
- Betsy JOLAS, « Un choc trÚs doux » (1983), AM, p. 31-32.
- Betsy JOLAS, « Debussy quelle filiation » (1997), p. 52.
- Allusion Ă lâĂ©loge de la nuit par les comĂ©diens de fortune dans le Songe dâune nuit dâĂ©tĂ©, comĂ©die que lâon retrouve dans O Wall, Well Met, et How NowâŠ
- Betsy JOLAS, « Entretien, 23 février 1996 », ME, p. 86-87.
- Betsy JOLAS, « Notice de la création de Quatuor V » (1997), AM, p. 154.
- Betsy JOLAS, « Il fallait voter sĂ©riel mĂȘme siâŠÂ », op. cit., p. 22.
- Betsy JOLAS, « Sur The Unanswered Question » (1970), ME, p. 134.