Parcours de l'Ɠuvre de Betsy Jolas

par Alban Ramaut

La place que Betsy Jolas s’accorde elle-mĂȘme dans le paysage de la musique contemporaine est celle de « l’indĂ©pendance » et de la « diffĂ©rence ». Cette position s’est clairement imposĂ©e dans les annĂ©es 1960, lorsque sa vie crĂ©atrice est enfin devenue publique. Inflexible dans son choix marginal, elle a cependant cĂŽtoyĂ© activement, aux lendemains de la guerre, le courant sĂ©riel, sans jamais vraiment y adhĂ©rer. Elle s’est de mĂȘme intĂ©ressĂ©e aux musiques extra-europĂ©ennes, amĂ©ricaines et dites « non savantes » — de Bali au jazz —, comme Ă©galement, mĂȘme si d’assez loin, aux recherches Ă©lectro-acoustiques, notamment pour son opĂ©ra Schliemann (1983-1993).

Paris 1950-1970

L’article de dĂ©cembre 1965 que Betsy Jolas signe pour la revue Preuves, « Il fallait voter sĂ©riel mĂȘme si  », analyse notamment la maniĂšre dont elle a traversĂ©, comme compositrice qui s’affirmait, cette Ă©poque qui prĂŽnait le devoir d’amnĂ©sie. Pour elle, le sĂ©rialisme, s’il pouvait permettre de renouveler un « arriĂšre-pays », ne devait en aucun cas s’y substituer. « Pour nous, la rupture complĂšte, le dĂ©part ex nihilo n’était pas pensable. [
] Repenser, c’était pour nous, d’abord, Ă©couter notre passĂ© d’une oreille nouvelle. RĂ©examiner, rĂ©Ă©valuer notre hĂ©ritage dans ses moindres dĂ©tails, et alors, alors seulement, et en pleine connaissance, trier, voire Ă©liminer. Ensuite, l’oreille claire, reprendre le matĂ©riau Ă  sa source, le doter d’une nouvelle efficacitĂ©, d’une nĂ©cessitĂ© d’ĂȘtre absolue1. » La rĂ©vĂ©lation de l’école de Vienne date du 10 avril 1954 au cours du quatriĂšme concert du Domaine musical (10 avril 1954), oĂč les Cinq PiĂšces op. 10 d’Anton Webern sont crĂ©Ă©es Ă  Paris. Dans l’article « Un choc trĂšs doux » (Le Monde, 23 septembre 1983), Ă  trente ans de distance, Betsy Jolas affirme avoir aimĂ© ce temps qu’elle nomme de « purgatoire » — passage obligĂ© Ă  tout compositeur pour se trouver lui-mĂȘme.
Ce sont nĂ©anmoins des rĂ©alitĂ©s autres que le sĂ©rialisme qui semblent lui avoir Ă©tĂ© plus profitables. Outre la dramaturgie musicale de Wozzeck ou l’instrumentation variable de Pierrot Lunaire, la notation du Sprechgesang interpelle naturellement celle qui, en 1948-1949, a composĂ© six mĂ©lodies avec piano, Plupart du temps I, sur des poĂšmes de Pierre Reverdy. Ainsi, lorsqu’en 1977, elle analyse Pierrot lunaire Ă  sa classe du CNSM, elle compose Épisode second (1977), pour flĂ»te seule, sous-titrĂ© ohne Worte, Ă  partir des mĂ©lodies vocales enfouies qu’elle dit discerner dans l’Ɠuvre d’Arnold Schoenberg, notamment grĂące Ă  la technique d’effacement qu’elle a observĂ©e dans Le Livre des jardins suspendus op. 15 (1908-1909) : « Ce sont ces mĂ©lodies, glanĂ©es Ă  travers les trois parties de l’Ɠuvre [Pierrot lunaire], que je me suis attachĂ©e Ă  rĂ©vĂ©ler, au sens photographique du terme, puis Ă  recomposer dans mon Épisode second pour flĂ»te seule. » Plus tard, dans Perriault le DĂ©lunĂ© (1993), dont le titre Ă©voque la filiation avec Schoenberg, elle fera appel au principe dramaturgique des comĂ©dies madrigalesques (trois fois quatre voix), Ă  la maniĂšre de l’Amfiparnasso d’Orazio Vecchi. L’éclatement de la parole et sa recomposition en musique pose donc une — sinon la — question fondatrice. La frĂ©quentation du Pierrot lunaire l’amĂšne, elle aussi, Ă  s’intĂ©resser Ă  ce « no man’s land situĂ© entre le chantĂ© et le parlĂ©. RĂ©gion instable oĂč la voix oscille dangereusement entre le sĂ©mantique et le musical. Dangereusement, parce que d’un domaine Ă  l’autre le mode de perception change radicalement. D’oĂč la nĂ©cessitĂ© ressentie depuis toujours de solutions d’attente et de continuitĂ©2. »
De Webern, c’est l’atomisation et l’écriture Ă©clatĂ©e entre les timbres qui l’intĂ©ressent. Des Six PiĂšces pour orchestre op. 6 dĂ©clarĂ©es « inanalysables » par ses Ă©tudiants au Conservatoire, car non sĂ©rielles, mais qu’elle analyse avec eux Ă  sa classe en 1971, elle remarque : « VoilĂ  que l’Ɠuvre se structure sous nos yeux et Ă  nos oreilles, et dans une perspective d’unitĂ© toute nouvelle, la grande vue d’ensemble, qui manquait, de la production webernienne, chaque Ă©tape menant trĂšs logiquement Ă  la suivante, le sĂ©riel succĂ©dant sans heurt Ă  l’atonal Ă  travers les mĂȘmes maniĂšres d’ĂȘtre, au fond si viennoises, et, pourquoi ne pas le dire, les mĂȘmes petites manies : obsession de la symĂ©trie, besoin de toujours expliciter musicalement les procĂ©dĂ©s les plus Ă©vidents (rĂ©trogrades, permutations, etc.)3. » Ainsi face Ă  la possibilitĂ© de recourir Ă  un systĂšme, aussi remarquable soit-il, ce sont des modĂšles plus libres qui fascinent bien davantage Betsy Jolas.
La musique de Claude Debussy (certes PellĂ©as et MĂ©lisande, mais aussi Jeux et plus encore la Sonate pour flĂ»te alto et harpe) rĂ©alise une organisation formelle autrement insaisissable, parce que non prĂ©dictible. Il s’agit, Ă©crit-elle, d’une « biologie sonore : tissu palpitant de micro-organismes vivants, activables Ă  tout instant par l’effet d’un vaste rĂ©seau de logiciels organiques aux consĂ©quences innombrables4 ».
L’Ɠuvre phare qui, en cette pĂ©riode d’intense activitĂ©, rĂ©vĂšle Betsy Jolas Ă  la communautĂ© des compositeurs est Quatuor II, pour soprano colorature sans texte (mais procĂ©dant de phonĂšmes selon la technique des Swingle Singers) et trio Ă  cordes. ComposĂ© en 1964, ce quatuor fait triompher l’une de ses prĂ©occupations les plus profondes : la relation de la voix — de la vocalité — Ă  l’expression ; l’énigme que pose cet « instrument » qui parle Ă  la vĂ©ritĂ© instrumentale de la musique. D’autres Ă©tapes complĂ©mentaires Ă  cette mĂȘme recherche existent, lorsque l’instrument devient Ă  l’inverse un personnage dans D’un opĂ©ra de voyage (1967), Ă©crit pour vingt-deux instrumentistes et aucun chanteur, ou lorsque l’acteur de thĂ©Ăątre se fait instrument chantant, comme dans Le Pavillon au bord de la riviĂšre (1975). Puis, le dĂ©sir de composer un opĂ©ra et donc de retrouver l’espace d’une scĂšne avec ses personnages se manifeste aussi.

Des différents airs du catalogue

La lecture du catalogue de Betsy Jolas vĂ©rifie par l’impressionnante dĂ©termination de ses titres le foisonnement de son interrogation crĂ©atrice. Deux grandes classes, l’une poĂ©tique, l’autre plus formelle, apparaissent comme une double maniĂšre d’approcher une mĂȘme libertĂ© d’interprĂ©tation. Les sous-titres descriptifs s’emploient Ă  mettre en scĂšne et Ă  orienter, voire rĂ©orienter, cette fantaisie. Ainsi Onze Lieder (1977) n’annonce pas une voix et un accompagnement, mais une trompette et un orchestre de chambre ; Quatre Psaumes d’Heinrich SchĂŒtz (1996) ne concerne qu’un orchestre ; le Concerto-Fantaisie : « O Night, Oh
 » (2001), dont le titre est en outre un clin d’Ɠil shakespearien5, s’il est bien pensĂ© pour le piano, le fait concerter avec un chƓur mixte Ă  32 voix
 Cette « confusion des genres », entre voix et instrument, vĂ©rifie la maniĂšre qu’a Betsy Jolas de repenser Ă  l’usage de son temps l’ordre des choses admises. Mais ces paradoxes dĂ©signent en fait la chaĂźne mystĂ©rieuse dĂ©jĂ  entrevue qui va de la nature de la musique Ă  celle de la poĂ©sie, et de la poĂ©sie Ă  l’expression vive de l’action Ă  travers aussi les impulsions du corps. C’est entre abstraction et incarnation, matiĂšre et discours, que se joue la partition.
À ce jeu des Ă©quivoques, il faut sans doute comprendre que les deux catĂ©gories que se partagent les titres relĂšvent de deux leviers pris tour Ă  tour comme mobiles de crĂ©ation. Lorsque le levier littĂ©raire suggĂšre Mots, Figures, Tranche, le levier pragmatique invoque sonate, quatuor, lied.
La premiĂšre typologie tend Ă  Ă©tablir des liens allusifs ou non avec une « Ɠuvre-source », mais aussi une antĂ©rioritĂ© culturelle, poĂ©tique ou thĂ©Ăątrale, comparable Ă  une citation cachĂ©e. O Wall (1976), opĂ©ra de poupĂ©e pour quintette Ă  vent, fait allusion Ă  l’épisode fameux du dialogue amoureux de Pyrame et ThisbĂ© Ă  travers la fente du mur que rĂ©pĂštent les acteurs improvisĂ©s, Ă  l’acte V du Songe d’une nuit d’étĂ©. D’une reprĂ©sentation de thĂ©Ăątre mise en abyme dans la comĂ©die de Shakespeare, Betsy Jolas approfondit le principe d’un dĂ©cadrage dans le jeu instrumental qu’elle compose. Lumor (1996), prĂ©cisĂ© comme « sept cantiques spirituels » tirĂ©s du recueil Wanderpoem : or Angelic Mythamorphosis of the City of London d’EugĂšne Jolas (1946), tire son titre de l’incipit « Then Lumor Came », la filiation elliptique Ă©tant ici rĂ©servĂ©e aux initiĂ©s. De plus, la partition est Ă©crite pour un saxophoniste soliste et un orchestre. Il s’agit donc d’un commentaire, par les seules notes instrumentales, d’un texte proposĂ© en allusion. Le travail entrepris derriĂšre Motet II (1965) est de mĂȘme soigneusement imperceptible. Si le genre du motet implique la mise en polyphonie d’un texte, on ne saurait comprendre Ă  la lecture seule d’un titre aussi sobre qu’il s’agit en rĂ©alitĂ© de la mise en musique d’un poĂšme de Jacques Dupin, lui-mĂȘme « consacrĂ© Ă  l’art d’écrire un poĂšme ». Betsy Jolas prolonge en quelque sorte le travail du poĂšte Ă  partir « d’une polyphonie qui ferait assister Ă  la naissance du poĂšme en laissant Ă©merger le texte de son tissu progressivement Ă©clairci6 ». Ici comme ailleurs, la compositrice s’intĂ©resse Ă  la mise en Ɠuvre d’un processus, qu’elle dĂ©ploie jusqu’à ce qu’il devienne la structure de la partition et Ă©nonce dans son dĂ©voilement une forme non prĂ©dĂ©terminĂ©e.
Quant aux « sĂ©ries » des quatuors, elles ne laissent pas de surprendre dans l’exercice chaque fois repensĂ© de l’écriture Ă  quatre parties. Sur ce sujet, la compositrice a exprimĂ© sa façon de procĂ©der. Pour point de dĂ©part, elle s’entoure de modĂšles analysĂ©s, qu’elle pressent comme autant de « lignĂ©es », propices Ă  lui ouvrir un horizon. À partir de cette base, elle rĂ©interprĂšte les Ă©lĂ©ments perçus. L’analyse lui tient lieu de mĂ©thode pour la composition : elle observe selon la formule consacrĂ©e « comment c’est fait », tandis que la composition s’emploie Ă  ne pas permettre de saisir « comment c’est fait ». La composition dĂ©passe le cĂŽtĂ© artisanal de l’analyse, mĂȘme si ce savoir-faire du mĂ©tier se dissimule dans l’agencement imprĂ©visible de la composition. Cette technique s’apparente Ă  celle qu’Olivier Messiaen a quant Ă  lui soigneusement tue, et que Betsy Jolas rĂ©vĂšle sans ambiguĂŻté : « Ceux qui connaissent mon Ɠuvre et ont suivi mon enseignement savent que ma pensĂ©e musicale alimentĂ©e par mon expĂ©rience quotidienne de la vie, a besoin pour s’incarner de se rĂ©fĂ©rer constamment Ă  une lignĂ©e. En fait, Ă  une double lignĂ©e parcourant, d’une part, ma propre production (couvrant maintenant prĂšs de cinquante ans de ma vie crĂ©atrice), d’autre part une bonne partie de l’Histoire de la musique considĂ©rĂ©e Ă  travers mes goĂ»ts et ma sensibilitĂ©7. »
C’est pour cette raison que les huit quatuors correspondent davantage Ă  l’idĂ©e d’écrire Ă  quatre que de privilĂ©gier la formation du quatuor Ă  cordes. En attestent Quatuor II (1964) qui introduit la voix comme instrument en remplacement du premier violon, Quatuor VI (1997), pour clarinette en sib et trio Ă  cordes, et Quatuor VII « Afterthoughts » (2018), pour trompette et trio Ă  cordes. Quant au dernier de la sĂ©rie Quatuor VIII (2019), s’il est bien dĂ©volu aux quatre archets, il est sous-titrĂ© « Topeng », ce qui l’oriente vers le thĂ©Ăątre de Bali, dont il restitue une mise en Ɠuvre polyphonique de la typologie des gestes de divers personnages.
Il en va de mĂȘme pour les quatre Motets qui sont un travail d’approfondissement autour d’un texte. Pour une formation pensĂ©e initialement a cappella et progressivement passĂ©e Ă  la forme du grand motet avec chƓur et orchestre, mais aussi Ă  celle du madrigal de soliste Ă  la façon des derniers livres de madrigaux de Monteverdi, avec une voix et un petit accompagnement instrumental. La sĂ©rie des « Épisodes » — d’Épisode I (1964) Ă  Épisode neuviĂšme (1990) — fixe le jeu de l’interprĂšte sur son instrument, un peu Ă  la maniĂšre des Sequenze de Luciano Berio, comme un terrain d’expĂ©rimentation autour d’une investigation-appropriation. Car la vie concrĂšte offre Ă  Betsy Jolas les modĂšles sonores qu’il lui suffit de capter par une observation attentive et retranscrite. Il peut s’agir d’une note, d’un son, d’un rythme, ou encore d’un coup de bĂ©lier dans une conduite d’eau
 Le savoir, parallĂšlement Ă  ces donnĂ©es, fournit des notions plus abstraites, de forme pure, et de technique. La combinaison des deux instaure une double rĂ©fĂ©rence de luciditĂ© consciente Ă  partir de laquelle Betsy Jolas fonde l’imprĂ©visible, l’inattendu de sa musique, comme sa libertĂ© de structure et d’errance, qu’elle nomme « son rĂȘve8 ». La main s’évade de l’esprit, qui observe Ă  son tour les libĂ©ralitĂ©s de la main et fait disparaĂźtre les artifices et facilitĂ©s de jeux de manches. À la notion de musique pure, Ă  laquelle Betsy Jolas a pu nĂ©anmoins croire en ses dĂ©buts, se substitue l’importance des idĂ©es « charnelles » qui fondent son discours et qu’elle cherche Ă  libĂ©rer de toute emprise thĂ©orique. La relation de Betsy Jolas aux interprĂštes est de ce fait dĂ©terminante, car elle livre encore d’autres aspects de la musique composĂ©e Ă  la table.

France-Amérique

À lire les entretiens et les Ă©crits de Betsy Jolas, Ă  Ă©couter les nombreuses Ă©missions qui lui ont Ă©tĂ© consacrĂ©es, Ă  Ă©tudier ses partitions, d’autres liens affleurent que ceux Ă©tablis ici entre un quotidien presque prosaĂŻque et des rĂ©fĂ©rences historiques savantes. S’il reste impossible de tous les recenser, tous s’articulent sur l’idĂ©e dĂ©jĂ  Ă©voquĂ©e de la dualitĂ©. Mais ce qui semble nĂ©anmoins procĂ©der d’antagonismes aborde de fait une seule et mĂȘme interrogation qui inspire des points de vue et des stratĂ©gies complĂ©mentaires, des solutions polyvalentes, mais convergentes. Ne s’agirait-il pas encore d’une conception en soi « polyphonique » des diffĂ©rences ?
La cause artistique de cette cohĂ©rence trouve peut-ĂȘtre son origine dans sa double nationalitĂ© franco-amĂ©ricaine. Ses antĂ©cĂ©dents familiaux immĂ©diats amĂ©ricains multiplient les racines avec le vieux monde et offrent un paysage culturel certes dĂ©chiffrable, mais complexe. S’il est « romantique-allemand » par son pĂšre, dont les parents, mariĂ©s aux États-Unis suite Ă  l’émigration de l’aprĂšs 1870, sont rapidement revenus en Lorraine, il s’affirme plus Ă©clectique et savant, par sa mĂšre, d’une famille de souche Ă©cossaise, implantĂ©e Ă  l’inverse de bien plus longue date dans le Kentucky, un Ă©tat, faut-il le rappeler, du Sud. Cette pluralitĂ© gĂ©nĂ©tique, parce qu’elle suppose la maĂźtrise naturelle du français, de l’anglais et de l’allemand, explique l’attention de toute la famille au gĂ©nie des langues, Ă  la traduction, Ă  laquelle la musique propose outre une concatĂ©nation possible, une solution autre. L’identitĂ© esthĂ©tique de la musique de Betsy Jolas naĂźt de ces certitudes croisĂ©es.
D’un continent Ă  l’autre, entre France et AmĂ©riques, s’exerce sans discontinuer l’attrait pour une alternance fĂ©conde, libĂ©ratrice. Une terre, loin de corriger l’autre, la dynamise, lui restitue un passĂ© qu’elle a pu oublier. À ce jeu de la quĂȘte d’une identitĂ©, la premiĂšre inspire la seconde, laquelle la dĂ©livre Ă  son tour de ce qui risquerait de l’enfermer dans un systĂšme trop stĂ©rile. C’est bien Ă  New York que Betsy Jolas a dĂ©couvert Roland de Lassus, Palestrina, Josquin des Prez, Heinrich SchĂŒtz, que Paris ne faisait plus vivre. Les États-Unis ont ainsi, en ouvrant des portes de distanciation avec la France, trĂšs tĂŽt Ă©quilibrĂ© la sensibilitĂ© de Betsy Jolas. L’article du premier numĂ©ro de Musique en jeu (1970) : « Sur The Unanswered Question » de Charles Ives, qui rĂ©sume des confĂ©rences donnĂ©es au Centre culturel amĂ©ricain de Paris en 1958, l’affirme avec force : « J’avais compris, enfin, la vanitĂ© de tous ces mots : accord parfait, polytonalitĂ©, dissonance, atonalité  Aucun ne rendait compte de ce que je percevais dĂ©jĂ  si clairement : trois univers distincts, parfaitement dĂ©finis9. »
Aussi, lorsque dĂšs son retour Ă  Paris en 1946, l’organiste AndrĂ© Marchal remarque de la Messe (1945) pour solistes, chƓur de femmes, qu’elle lui soumet : « Votre musique se situe entre PĂ©rotin et Roussel », met-il en Ă©vidence ce qu’il ressent sans doute comme une forme de mĂ©connaissance classique — alla française — du mĂ©tier de l’écriture. Tandis qu’elle pense avoir terminĂ© ses Ă©tudes, Marchal lui recommande de se perfectionner en harmonie et contrepoint. Il lui offre de la prĂ©senter Ă  Simone PlĂ©-Caussade, professeur au Conservatoire. C’est auprĂšs d’elle que Betsy Jolas de 1947 Ă  1948 y prĂ©pare son entrĂ©e et noue ses toutes premiĂšres relations musicales françaises. Son intĂ©rĂȘt croissant pour le contrepoint ne l’empĂȘche du reste ni de continuer Ă  composer Plupart du temps I, ni mĂȘme de suivre un moment Ă  l’École normale de musique la classe de composition d’Arthur Honegger qu’elle avait dĂ©couvert et interprĂ©tĂ© Ă  New York.
Par sa remarque, AndrĂ© Marchal paraĂźt censurer le fait que Betsy Jolas « composait » avant mĂȘme « d’avoir appris » la musique. Cette distinction quelque peu culpabilisante en son temps est devenue la force que la compositrice s’emploie Ă  affirmer au jour le jour. Elle Ă©claire aussi la fĂ©conditĂ© non dĂ©mentie d’une vie crĂ©atrice rĂ©guliĂšre, associĂ©e Ă  un goĂ»t persĂ©vĂ©rant de l’ouvrage bien fait — irrĂ©prochable dans les complexitĂ©s rĂ©flĂ©chies de son Ă©laboration.
Que Betsy Jolas ait Ă©tĂ© trĂšs jeune l’accompagnatrice de sa mĂšre dans un rĂ©pertoire de lieder, de Negro Spirituals, de chants crĂ©oles, de mĂ©lodies françaises et de musique plus lĂ©gĂšre, explique l’empathie crĂ©atrice, que l’on peut qualifier de romantique, dans laquelle elle a initialement baignĂ©e. Un climat qu’elle maintient dans ses dialogues Ă©largis avec Lassus, Bach, Haydn, Berlioz, Debussy
 Ce commencement imprĂ©vu de sa vocation Ă  composer a inscrit dans sa musique des traces que l’on pourrait dire « spirituelles ». L’univers esthĂ©tique du lied, perçu comme le genre de l’expression la plus accomplie de la poĂ©sie, constitue en effet dans son Ɠuvre une forme d’approche antĂ©rieure Ă  ce qui fonde aujourd’hui toujours sa prĂ©occupation de compositeur de mĂ©tier. Tel s’établit le parcours continu, mĂȘme si alternatif, depuis Quatuor II (1964) jusqu’à Frauenliebe (2010), dix lieder pour alto et piano, en passant par l’opĂ©ra de chambre Le Cyclope (1986), l’opĂ©ra Schliemann (1983-1993) et ses plus rĂ©centes rĂ©Ă©critures pour le concert ou la scĂšne, Calling HĂ©lĂšne (1995), Lovaby (2000) ou Illiade l’amour (2014).

Épilogue

L’interrogation sur les puissances et la singularitĂ© de la musique a aussi Ă©tĂ© formulĂ©e par Betsy Jolas Ă  travers plusieurs textes. La premiĂšre manifestation de ce besoin thĂ©orique en rĂ©alitĂ© trĂšs simple et trĂšs pragmatique date d’une confĂ©rence intitulĂ©e « Voix et musique », donnĂ©e Ă  la SociĂ©tĂ© française de philosophie en 197210, puis reprise et Ă©toffĂ©e notamment lors des quatre confĂ©rences de Berkeley intitulĂ©es Molto espressivo des 14, 16, 21 et 23 avril 198111, titre donnĂ© ultĂ©rieurement Ă  un recueil plus large de textes et d’entretiens. C’est lĂ , ainsi que dans les notices aux Ɠuvres, corpus parallĂšle Ă  celui des partitions, que l’on trouve la traduction de ce que la musique inclassable de Betsy Jolas cherche Ă  joindre en espĂ©rant sagement ne jamais l’atteindre.


  1. Betsy JOLAS, « Il fallait voter sĂ©riel mĂȘme si  » (1965), De l’aube Ă  minuit [AM] Paris, Hermann, 2017, p. 22.
  2. Betsy JOLAS, « Images sonores et sens musical » (1991), Molto espressivo [ME], Paris, L’Harmattan, 1999, p. 160.
  3. Betsy JOLAS, « Un choc trÚs doux » (1983), AM, p. 31-32.
  4. Betsy JOLAS, « Debussy quelle filiation » (1997), p. 52.
  5. Allusion Ă  l’éloge de la nuit par les comĂ©diens de fortune dans le Songe d’une nuit d’étĂ©, comĂ©die que l’on retrouve dans O Wall, Well Met, et How Now

  6. Betsy JOLAS, « Entretien, 23 février 1996 », ME, p. 86-87.
  7. Betsy JOLAS, « Notice de la création de Quatuor V » (1997), AM, p. 154.
  8. Betsy JOLAS, « Il fallait voter sĂ©riel mĂȘme si  », op. cit., p. 22.
  9. Betsy JOLAS, « Sur The Unanswered Question » (1970), ME, p. 134.
© Ircam-Centre Pompidou, 2021


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