Parcours de l'œuvre de Darius Milhaud

par Philippe Cathé

Membre du Groupe des Six, Darius Milhaud compte parmi les compositeurs français de la génération qui arrive juste après Debussy et qui doit prendre ses distances avec la musique influencée par le symbolisme, quelle que soit la fascination que celle-ci exerce. La polytonalité qu’il théorise est pour lui à la fois une manière avant-gardiste de sortir de la tonalité, mais aussi une opportunité de distinguer une voie latine dans le diatonisme, par opposition au chromatisme de Schoenberg qu’il tient pour germanique. Milhaud occupe une place essentielle parmi les artistes de l’entre-deux-guerres en France et en Europe, jusqu’à ce que la Deuxième Guerre mondiale l’oblige à l’exil aux États-Unis.

Le langage mélodique

« L’essence même de la musique est la mélodie1. »

Darius Milhaud

Le langage musical de Milhaud se développe en plusieurs temps, liés à des rencontres de jeunesse qui voient les préoccupations de plusieurs de ses maîtres entrer en résonance profonde avec ses propres intuitions et ses attentes musicales tout d’abord informulées. Juste après celle de son premier professeur de violon, la première et la plus forte influence qu’il subit est celle du compositeur André Gedalge, fondamentale dans l’évolution de son œuvre.

Désespérant de lui voir « acquérir un langage conventionnel » alors que, à 19 ans, il montre déjà une personnalité musicale affirmée, ses premiers professeurs d’harmonie lui conseillent de travailler plutôt le contrepoint avec Gedalge. La première rencontre avec le maître désarçonne le jeune musicien : alors qu’il lui joue le début de sa première Sonate pour piano et violon (1911) op. 3, Gedalge lui reproche de répéter dix-sept fois la même note dans la première page et lui déclare qu’il ne sait pas écrire une mélodie ! L’attention de son professeur pour la ligne marque durablement le compositeur qui retient comme un grand enseignement cette demande récurrente de « huit mesures qu’on puisse jouer sans accompagnement2 ». Le jaillissement permanent de la mélodie chez Milhaud lui doit beaucoup. Dans son étude comparée des manuscrits et de la version éditée d’Alissa (1913, révisé en 1931) op. 9, suite de mélodies pour voix et piano, Barbara Kelly montre à quel point le compositeur est attentif à ajouter de l’intérêt à la mélodie – même lorsque celle-ci en présentait déjà, indique-t-elle –, mais également aux lignes du piano, dans la révision qu’il opère au moment d’éditer chez Heugel sa partition, dix-huit ans après sa composition3.

La mélodie de Milhaud est souvent – mais pas exclusivement – diatonique (Symphonie de chambre n° 1 « Le Printemps**» (1917) op. 43, parmi d’innombrables exemples). Elle est parfois tonale (thème du deuxième mouvement du neuvième Quatuor à cordes (1935) op. 140), surtout lorsque l’inspiration du compositeur puise dans la musique populaire, modale très souvent (les thèmes et les modes utilisés sont d’une grande diversité dès ses premières œuvres, comme dans les deux volumes de pièces pour piano intitulées Le Printemps (1915-1919 et 1920) op. 25 et op. 66), mais elle est aussi chromatique lorsque Milhaud en ressent la nécessité (comme dans le Choral de la Quatrième Symphonie pour dixtuor à cordes (1921) op. 74). Dans tous les cas, la mélodie prime sur les autres éléments de son langage.

La polytonalité

La seconde rencontre capitale pour le jeune Milhaud a lieu en janvier 1914 lorsqu’il fait la connaissance de Charles Koechlin. La modernité du langage de son aîné bouleverse et séduit le compositeur : « En face de votre musique, Cliquet et moi avons l’impression d’être devant la musique d’un magicien appartenant à la génération qui viendra après la nôtre4. », lui écrit-il. Les deux hommes prennent l’habitude d’analyser ensemble de la musique. Ils commencent par Le Sacre du printemps de Stravinsky lors d’un séjour de Koechlin chez Milhaud à Aix-en-Provence en juillet 1914 et poursuivent durant les années suivantes. Au programme de ces séances, on trouve entre autres des mélodies, Les Choéphores (1915) op. 24 et Alissa op. 9 de Milhaud, la Sonate pour piano et alto op. 53, des mélodies et les Chansons de Bilitis op. 39, ainsi que le Quatuor à cordes n° 2 op. 57 de Koechlin, ou encore des œuvres de Bartók et de Schoenberg, Pierrot lunaire (1912) entre autres5. Dans nombre de ces œuvres, particulièrement celles de Koechlin des années 1905-1908, et dans Le Sacre du printemps créé en mai 1913, Milhaud découvre un élément de langage qui entre en résonance avec ses attentes les plus profondes : la polytonalité. Il s’y intéresse jusqu’à en faire un élément essentiel de son langage musical, « sans système préconçu », dit-il, et en ayant « l’impression d’avoir continué, poursuivi ce qui était en moi, logiquement, dans un esprit de renouvellement et d’évolution normale, mais non absolument révolutionnaire6 ».

En 1923, Milhaud tente une synthèse partielle de son langage et des potentialités de la polytonalité dans un article fondamental, intitulé « Polytonalité et atonalité », qu’il remet à La Revue musicale. Il y définit la polytonalité et l’atonalité comme « l’une, le développement de l’harmonie et du contrepoint diatoniques, l’autre, celui du chromatisme7 ». Le diatonisme de sa propre mélodie – souvent teinté d’une modalité utilisant à sa manière très libre les anciens modes communs au chant grégorien et à nombre de mélodies populaires – indique bien de quel côté penche sa sensibilité. Toujours dans cet article, il distingue deux développements principaux de la polytonalité, à la fois de manière mélodique, comme superposition de lignes ayant chacune sa diatonie propre – sa manière principale –, et de manière harmonique – qui est davantage celle de Koechlin –, allant jusqu’à de « riches contrepoints d’accords8 ». Systématiquement ou presque, il explore les superpositions de deux accords et généralise même à trois accords et plus, se prenant à rêver à l’enseignement de ces moyens nouveaux : « Nous pouvons imaginer à l’infini l’étude des superpositions tonales qui devraient faire l’objet d’un supplément pour les traités d’harmonie qui servent de base aux études des différentes écoles de musique9 ». Dès cette époque, le compositeur a trouvé son style, qui se révèle d’une exceptionnelle fertilité. Les quatre cent quarante-trois œuvres qu’il nous a laissées en témoignent.

L’usage de la polytonalité est constant et varié chez Milhaud. Il utilise principalement une polytonalité et une polymodalité mélodiques. Souvent limitée à une bi- ou à une tri-tonalité, elle peut être douce comme dans le mouvement lent de sa Sonatine pour clarinette et piano (1927) op. 100, rêveuse dans le mouvement lent de son Concerto pour marimba et vibraphone (1947) op. 278, espiègle au début de son deuxième Concerto pour piano (1941) op. 225, ou virtuose et malicieuse dans « Tais-toi, babillarde », troisième des Quatre Chansons de Ronsard (1940) op. 223. Mais elle peut aussi exprimer toutes les nuances de la violence, comme au début de sa huitième Symphonie, « Rhodanienne**» (1957) op. 362, ou du désespoir lorsqu’elle accompagne les lamentations d’Orphée au deuxième acte des Malheurs d’Orphée (1924) op. 85.

Si le choix des mélanges de tonalités est en partie dicté par l’expression, il l’est aussi par la recherche de symétries qui prennent volontiers chez Milhaud une valeur structurelle. Ainsi, dans L’Homme et son Désir (1918) op. 48, il dispose son orchestre de solistes en plusieurs ensembles. Dans le premier mouvement de ce ballet, il accentue ces regroupements en écrivant des imitations serrées entre eux, en do majeur pour le premier quatuor, en mi majeur pour le deuxième, et en la bémol majeur pour le troisième : ces trois tonalités ne sont pas choisies au hasard, mais partagent l’octave en trois parties égales (do-mi-la bémol).

La polytonalité acquiert enfin une véritable signification qui vient renforcer de son figuralisme le sens dramatique de plus d’une œuvre lyrique. À la fin des Euménides (1917-1923) op. 41, lorsqu’Eschyle introduit l’idée de pardon pour briser le cycle de la vengeance et de la violence, Milhaud utilise jusqu’à six tonalités en même temps pour figurer la discorde, puis, très progressivement, les élimine pour conclure dans un seul ton lorsque la concorde triomphe.

Mais on n’aura pas compris le langage de Milhaud sans cette phrase capitale de son autobiographie dans laquelle il évoque le moment où il se familiarise avec les superpositions polytonales, explorant toutes les combinaisons possibles d’accords, ainsi que leurs multiples renversements : « Leur audition me satisfaisait plus particulièrement que les autres [les accords classés utilisés par les générations précédentes], car un accord polytonal est plus subtil dans la douceur, plus violent dans la force10 ». Plus subtil dans la douceur, plus violent dans la force ! Voilà la clef de voûte de l’écriture de Milhaud : élargir les possibilités expressives et obtenir dans les forte une sonorité plus crue et dans les piano une douceur plus grande grâce à ses sonorités polytonales.

Le lien au folklore

Dans de nombreuses œuvres, Darius Milhaud entretient un rapport fort et décomplexé avec les thèmes issus du folklore, un peu à la manière d’un Bartók. Le diatonisme de la plupart de ces thèmes permet leur incorporation aisée dans la musique. Dans ses Entretiens avec Claude Rostand, Milhaud indique que, depuis le Poème sur un cantique de Camargue (1913) op. 13, où il commence par un folklore connu dès l’enfance, il explore divers patrimoines, le folklore juif, puis celui d’Amérique du Sud, les styles afro-américains, avant de s’intéresser à la musique des Antilles et de la Martinique : « Évidemment, il n’est pas question pour moi de prendre des thèmes populaires et de les harmoniser sans les heurter […]. Si l’on reprend ainsi des thèmes populaires anciens, c’est dans le but de les faire revivre, leur donner une vigueur nouvelle11 ».

La façon dont il accueille l’influence de l’Amérique du Sud est emblématique de ses différentes techniques de composition. Il vit et travaille au Brésil durant près de deux ans et y découvre une musique qui l’enthousiasme. À l’opposé du discours colonialiste méprisant encore en vogue à son époque – très notable dans certaines critiques acerbes de sa Création du monde (1923) op. 81, dans lequel il utilise les rythmes et les échelles du jazz naissant –, il exprime son admiration pour la musique brésilienne : « Il serait souhaitable que les musiciens brésiliens comprissent l’importance des compositeurs de tangos, maxixes, sambas et cateretês comme Tupynamba et le génial Nazareth. La richesse rythmique, la fantaisie indéfiniment renouvelée, la verve, l’entrain, l’invention mélodique d’une imagination prodigieuse, qui se trouvent dans chaque œuvre de ces deux maîtres, font de ces derniers la gloire et le joyau de l’Art brésilien12 ».

Les différentes œuvres nées de cette influence montrent bien la diversité de ses manières de composer, depuis Le Bœuf sur le toit (1919) op. 58, dans lequel, à part le thème principal du rondo qui est de Milhaud, le reste utilise plus d’une vingtaine de mélodies authentiquement brésiliennes (écrites par des compositeurs qui étaient presque tous encore vivants au moment de la création), organisées en un collage virtuose et libre à la manière des œuvres cubistes, jusqu’aux Saudades do Brazil (1920-1921) op. 67, dans lesquels tous les thèmes sont originaux et inventés par Milhaud lui-même, dans le style de ce qu’il a entendu au Brésil, en passant par L’Homme et son Désir op. 48, dans lequel quelques thèmes brésiliens subissent un « intense processus d’élaboration13 ». Le même traitement se retrouve dans d’autres œuvres, comme dans Kentuckiana (1948) op. 287, sous-titrée « Divertissement sur vingt airs du Kentucky », vingt airs qui deviennent, sous sa plume, du pur Milhaud.

Un Français de Provence et de religion israélite

Durant l’entre-deux-guerres, le Brésil et les États-Unis exercent sur Milhaud un attrait si fort qu’on le croit généralement durable, parce qu’il a donné naissance à certaines de ses œuvres les plus populaires. Il n’a pourtant été que passager, ne s’exerçant pour l’essentiel que de 1919 à 1923. Cinq ans et quelques œuvres seulement : au regard de l’ensemble de sa production, c’est bien peu. Car, si Milhaud s’est ouvert ponctuellement à des influences variées, il reste avant tout le musicien qu’il décrit à la première phrase de son autobiographie : « Je suis un Français de Provence et de religion israélite14 ».

Chaque mot mérite d’être pris dans l’ordre adopté par Milhaud pour comprendre son esthétique et ses priorités. Les caractères les plus consensuels et les techniques que l’on prête à la musique française se retrouvent dans sa musique : sens de la mesure jusqu’à la brièveté, orchestration limpide et variée, capable de nombreuses couleurs, même avec un effectif modeste. On pense alors à ses six symphonies de chambre qui ont valeur de manifeste. La première, op. 43 (1917), par exemple, est écrite pour neuf instruments et dure quatre minutes. Même lorsqu’il se lance dans des œuvres plus longues ou pour grand orchestre, Milhaud reste clair. Et puis, il y a le diatonisme des lignes mélodiques qui est, pour lui, une caractéristique latine et qu’il oppose au chromatisme germanique – vision simplifiée pour comprendre l’histoire de la musique, mais utile pour approcher sa musique. Français, il l’est aussi par cet amour de la langue et de la poésie qui lui font choisir les vers de nombreux poètes français, Jammes et Mallarmé plus souvent que les autres, Claudel encore davantage.

La Provence se retrouve dans le titre et dans les thèmes de plusieurs œuvres, de la Suite provençale (1936) op. 152 aux Quatre Chants populaires de Provence (1938) op. 194, de La Cueillette des citrons (1949-1950) op. 298, intermède provençal, à l’Ouverture méditerranéenne (1953) op. 330. La Provence ramène invariablement Milhaud à son enfance heureuse, à ces années où il composait dans le bosquet du jardin de la propriété familiale, « sillonné de petit chemins bordés de fusains, de lauriers, d’agnuscastus, de néfliers du Japon, d’arbousiers [qui] étaient plus particulièrement [son] domaine15 ». Les emprunts de Milhaud à la musique provençale montrent sa liberté habituelle. Pour sa Suite provençale, il indique que les thèmes sont du XVIIIe siècle, que nombre d’entre eux sont de Campra, mais que, « comme pour le folklore, il ne faut utiliser ces thèmes empruntés que pour en faire une musique neuve et personnelle. C’est pourquoi il faut opérer avec beaucoup de liberté, et ne pas s’embarrasser de scrupules respectueux qui n’ont rien à voir ici16 ».

Quant à la judéité de Milhaud, elle prend place dans un œcuménisme assumé. Les préoccupations liturgiques spécifiquement juives n’apparaissent qu’avec le traumatisme de la Deuxième Guerre mondiale. Entre 1944 et 1948, en effet, il écrit plusieurs œuvres sur des textes bibliques ou liturgiques, Borechou-Schema Israël (1944) op. 239, Kaddish (1945)op. 250, le Service sacré pour le samedi matin (1947) op. 279 et Lekha Dodi (1948) op. 290. Suivent plusieurs œuvres dont, sur un texte de Jean Cassou, la cantate pour chœur et orchestre Le Château de feu (1954) op. 338, œuvre non spécifiquement juive, mais écrite « à la mémoire des Juifs tués pendant la guerre par les Nazis ». Quant à l’œcuménisme, présent partout dans son œuvre, on le trouve dans l’une de celles à laquelle il attache le plus d’importance dans son autobiographie : Pacem in Terris (1963) op. 404, une fresque symphonique et chorale de trois quarts d’heure, composée sur le texte même de l’encyclique du pape Jean XXIII, qui y dénonce « avec véhémence la discrimination, le racisme, l’injustice, l’atteinte à la liberté, les armes atomiques, et exprim[e] avec ferveur un désir de paix universelle17 ».

Les différents genres

« En jetant [un] regard en arrière sur l’ensemble de ma production, je ne considère pas que celle-ci reflète une évolution véritable au sens où on l’entend habituellement, c’est-à-dire quelque chose qui puisse donner une impression de progression, de croissance […]. Je ne vois rien de tel en ce qui me concerne. Je distingue plutôt une série de voies différentes qui me sollicitent tour à tour selon l’œuvre à écrire18 ».

À l’inverse de la plupart des compositeurs du XXe siècle, soucieux d’afficher le renouvellement de leur art au fil de leur carrière, Milhaud insiste sur son absence dans son œuvre, ce qui souligne en même temps la continuité et l’unité de son style. De fait, il est de ces compositeurs qui, arrivés tôt à une maturité musicale, ont trouvé leur style et n’éprouvent pas le besoin de le transformer ensuite, s’estimant suffisamment sollicités par les contraintes spécifiques des différents genres qu’ils abordent.

C’est ainsi que ses premières compositions explorent et renouvellent la mélodie avec piano et la musique de chambre – on compte généralement au nombre de ses premières réussites les Sept Poèmes de la Connaissance de l’Est (1912-1913) op. 7, les Poèmes juifs (1916) op. 34 ou la Sonate pour piano, flûte, clarinette et hautbois (1918) op. 47. En parallèle apparaissent les vastes fresques de L’Orestie d’Eschyle dans la traduction de Claudel (op. 14, 24 et 41, respectivement de 1913, 1915 et 1917-1923), les premiers ballets – presque tous déjà mentionnés –, les premières œuvres symphoniques telles la deuxième Suite symphonique (d’après Protée) (1919) op. 57 – dont la création provoque un scandale –, les premiers opéras, les premiers concertos et la série si originale des six symphonies de chambre et des trois opéras-minutes, les premières, œuvres de quelques minutes écrites pour des ensembles de quatre à dix instrumentistes, et les seconds synthétisant en moins de dix minutes des histoires mythologiques comme L’Enlèvement d’Europe, L’Abandon d’Ariane ou La Délivrance de Thésée, op. 94 (1927) 98 (1927) et 99 (1927). Ces œuvres lyriques sont précédées de plusieurs autres dans lesquelles on trouve déjà la netteté dans le dessin des personnages et la brièveté des scènes, des airs et des ensembles : Les Malheurs d’Orphée, op. 85 (1924) et Esther de Carpentras, op. 89 (1925), sur des livrets d’Armand Lunel, et Le Pauvre Matelot, op. 92 (1926), sur un livret de Jean Cocteau. Viennent ensuite les grands opéras, Christophe Colomb (1928, révisé en 1968) op. 102 et ses projections cinématographiques, Maximilien (1930) op. 110, Médée (1938) op. 191, sur un livret de Madeleine Milhaud, Bolivar (1943) op. 236, d’après Supervielle, David (1952-1953) op. 320 et Fiesta (1958) op. 370, sur un livret de Boris Vian. Dans tous les cas, Milhaud utilise toute la palette de ses moyens pour susciter musicalement des sentiments exprimés par les personnages dans le texte : la tonalité limpide ou les influences populaires claires de certains passages enjoués, la vivacité rythmique de scènes dynamiques contrastent avec les interrogations du chœur parlé de Christophe Colomb, se demandant si un autre monde existe, ou avec la polytonalité âpre des passages les plus déchirants – lamentation d’Orphée au deuxième acte de l’opéra de Lunel, par exemple, ou début instrumental du troisième acte du Pauvre Matelot, avant l’ultime résolution du drame qui se joue sur scène. Les opéras de Milhaud sont parfois discutés de son temps, sans que la diversité de leur réception ne permette une réelle synthèse : ainsi, son Christophe Colomb, composé sur le texte de Claudel, suscite-t-il un grand enthousiasme lors de sa création à Berlin en 1930 – on parle de vingt rappels à la fin de chaque acte –, sans pour autant être repris à Paris dans les années suivantes. Ce succès à l’étranger contribue au rayonnement de son œuvre et à la place de plus en plus éminente qui lui est reconnue en France.

En parallèle à ces activités, le début du cinéma sonore marque également le début de ses nombreuses musiques de films, la suite des musiques de scène, le renouveau des cantates sur des textes issus de la Bible ou sur des vers de Desnos, Claudel, Carême, Supervielle, Lunel ou Cassou. Tous ces voies, Milhaud les empruntent en même temps, composant chemin faisant cinq concertos ou concertinos pour piano, quatre pour violon, trois pour alto – le premier créé par Paul Hindemith –, deux pour violoncelle, une dizaine d’autres encore, des sonates, des duos, des trios, dix-huit quatuors à cordes, douze – grandes – symphonies, etc.

La curiosité de Darius Milhaud et l’originalité de son œuvre

L’œuvre immense de Milhaud est parsemée d’expérimentations, qui ne remettent pas en cause son langage mais le montrent toujours soucieux d’écrire une musique appropriée à son sujet. Dans L’Homme et son Désir (1918) op. 48, il invente le solo de percussions, composant les premières pages uniquement destinées aux percussions. Il écrit également des pages concertantes pour des instruments jusque-là peu représentés dans le répertoire soliste : Concerto pour batterie et petit orchestre (1929-1930) op. 109, Concerto pour marimba et vibraphone op. 278, Concertino d’hiver pour trombone et cordes (1953) op. 327. À partir de la musique de scène pour Le Château des papes op. 120, en 1932, il utilise régulièrement les Ondes Martenot. Si l’on peut considérer que l’usage de la musique concrète en 1956 dans Le Mariage de la feuille et du cliché n’est pas représentatif de son style, en revanche, l’instrumentation et l’usage particulier qu’il fait du chœur dans La Mort du tyran (1932) op. 116, l’est. Pour s’accorder à la violence du texte, Milhaud demande au chœur de parler, de scander, de hurler presque certaines phrases tandis que, plaçant les percussions au premier plan, il choisit trois instruments mélodiques – un piccolo, une clarinette et un tuba – qui jouent dans des registres tellement différents qu’ils ne peuvent se fondre et qu’on entend trois lignes musicales indépendantes.

Dans plusieurs autres œuvres également, Milhaud adopte un dispositif particulier, tel celui de la Musique pour San Francisco (1971) op. 436, dans laquelle la participation du public est nécessaire, ou encore les célèbres quatorzième et quinzième Quatuor à cordes (1948-1949), qui peuvent être joués séparément ou en même temps, et former ainsi l’Octuor op. 291.

Autant d’aspects qui ne nous laissent apercevoir, dans toute son œuvre, nulle pose, nulle affectation, mais la sincérité d’un compositeur toute sa vie fidèle à la musique qu’il voulait entendre.

  1. Darius MILHAUD, Entretiens avec Claude Rostand [1952], Paris, Belfond, 1992, p. 23.
  2. http://www.musimem.com/gedalge.htm, consulté le 1er décembre 2017.
  3. Barbara L. KELLY, « Milhaud’s Alissa Manuscripts », Journal of the Royal Musical Association, CXXI/2 (1996), p. 229-245.
  4. Lettre de Darius Milhaud à Charles Koechlin, mars 1915, « Charles Koechlin 1867-1950, Correspondance »*, La Revue musicale,* 348-350 (1982), p. 24.
  5. Aude CAILLET, « Défense et illustration de la musique française moderne. Les Conférences de Charles Koechlin de 1915 à 1918 », dans Philippe CATHE, Sylvie DOUCHE et Michel DUCHESNEAU (sous la dir. de), Charles Koechlin, compositeur et humaniste, Paris, Vrin, 2010, p. 111.
  6. Darius MILHAUD, Entretiens avec Claude Rostand, op. cit., p. 31.
  7. Darius MILHAUD, « Polytonalité et atonalité » (La Revue musicale, 4 (1923)), repris dans Darius MILHAUD, Notes sur la musique, Paris, Flammarion, 1982, p. 188.
  8. Ibid., p. 183.
  9. Ibid., p. 182.
  10. Darius MILHAUD, Ma Vie heureuse [1974], Paris, Belfond, 1987, p. 60.
  11. Darius MILHAUD, Entretiens avec Claude Rostand, op. cit., p. 83.
  12. Darius MILHAUD, « Brésil » (La Revue musicale, 1 (1920)), repris dans Darius MILHAUD, Notes sur la musique, op. cit., p. 61.
  13. Manoel ARANHA CORREA DO LAGO, « Brazilian Sources in Milhaud’s Le Bœuf sur le toit: A Discussion and a Musical Analysis », Latin American Music Review, XXIII / 1 (2002), p. 9. L’identification des emprunts et des thèmes originaux est due à Aloysio ALENCAR PINTO, « Darius Milhaud eLe Bœuf sur le toit », Concert Program Temporada Oficial de Ballet de 1980, Rio de Janeiro, 1980, et à Manoel Aranha Corrêa do Lago dans l’article cité.
  14. Darius MILHAUD, Ma Vie heureuse, op. cit., p. 9.
  15. Darius MILHAUD, Ma Vie heureuse, op. cit., p. 15.
  16. Darius MILHAUD, Entretiens avec Claude Rostand, op. cit., p. 85.
  17. Darius MILHAUD, Ma Vie heureuse, op. cit., p. 279-280.
  18. Darius MILHAUD, Entretiens avec Claude Rostand, op. cit., p. 67-68.
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